En 1889, Wladysław Slewinski (1856-1918) visitait l’Exposition Universelle de Paris. L’évènement célébrait à la fois le centenaire de la Révolution, la richesse de l’empire colonial et la modernité technique et artistique. Au Champs-de-Mars, en face du pavillon de la Presse, le café Volpini, rebaptisé opportunément Café des Arts, décida d’offrir une vitrine à des peintres inconnus rassemblés sous le nom de Groupe impressionniste et synthétiste. Paul Gauguin et ses compagnons n’y rencontrèrent pas le succès espéré. Mais le jeune noble polonais désargenté, débarqué à Paris l’année précédente, y confirma son projet de vie : il serait peintre.
Le départ
Wladyslaw naquit en 1856 à Bialynin, à une centaine de kilomètres de Varsovie, sous annexion russe depuis le partage de la première République de Pologne en 1795. Sa mère mourut pendant l’accouchement. Son père ayant été condamné à l’exil en Sibérie pour sa participation à une insurrection antirusse en 1863, le garçon fut élevé par sa grand-mère.
Héritier d’une famille de nobles propriétaires terriens, il suivit des études agricoles puis reçut comme mission de restaurer le domaine familial. Mais la gestion et l’administration n’étaient pas ses points forts. Couvert de dettes, Slewinski décida donc en 1888 de s’exiler à Paris pour échapper au fisc et à la colère de son père.
Wladyslaw avait déjà reçu une éducation artistique à l’École de dessin de Wojciech Gerson à Varsovie. Un profond désir de changer de vie le poussa à prendre le risque, à l’âge de trente-deux ans, de se consacrer à la peinture. Pendant deux ans, il suivit des cours d’abord à l’Académie Julian, puis à l’Académie Colarossi, située rue Grande Chaumière à Montparnasse.
La rencontre décisive
Dans cette même rue, Paul Gauguin partagea un modeste atelier avec l’artiste tchèque Alfons Mucha. Chez Madame Charlotte y comptait aussi parmi les restaurants préférés de la bohème internationale parisienne. Son entrée sera d’ailleurs surmontée de deux panneaux, l’un avec des fleurs peintes de Slewinski, l’autre avec une nature morte de Mucha. C’est ici que Slewinski commença à côtoyer Gauguin. Son aîné de huit ans avait déjà parcouru le monde et rejoint l’École de Pont-Aven en Bretagne qui rassemblait un groupe de peintres expérimentaux.
Inflexible, voire têtu, Gauguin participait activement aux discussions artistiques qui animaient Chez Madame Charlotte. Slewinski en appréciait la personnalité excentrique et les rêves de voyages exotiques. Selon une anecdote racontée par la future femme de Slewinski, Gauguin l’invita dans son atelier et lui demanda de représenter une nature morte. Il lui aurait dit : « Vous avez un grand talent, vous devriez peindre », et Slewinski aurait pris cette opinion comme une prophétie.
L’artiste polonais ne tarda pas à prendre Gauguin en exemple. Comme lui, il avait commencé à peindre après l’âge de trente ans. Aventurier et amoureux de la vie, il avait abandonné un emploi de courtier en bourse pour se consacrer à une quête artistique. En 1904, Slewinski écrivit dans le magazine polonais Sztuka (L’Art) que Gauguin et ses œuvres ne pouvaient pas être un sujet de discussion. Elles formaient un tout devant être soit accepté, soit rejeté en totalité.
L’ami Gauguin
Gauguin critiquait la société moderne. Le peintre niait le patrimoine académique et encourageait la naïveté et le retour aux arts folkloriques. Il faisait la promotion du synthétisme, un courant devenu populaire à la fin des années 1880. L’œuvre devait refléter la subjectivité de l’artiste et présenter le monde à travers le prisme de ses émotions. Excluant la perspective, ce courant souhaitait juxtaposer la pureté esthétique des formes dans un jeu de couleurs expressives. La fin du 19e siècle était aussi influencée par l’art japonais, avec son graphisme, ses lignes et méplats colorés.
Gauguin fit basculer la vie de Slewinski. Abandonnant ses études académiques, celui-ci choisit le peintre français comme son principal inspirateur. Sa simplicité expressive le ravissait. Leur amitié était réciproque. Gauguin, rétif et impétueux, appréciait la compagnie un peu exotique de l’ancien noble polonais. Slewinski, de son côté, se sentait compris et n’hésita pas à être le seul membre d’origine slave à intégrer le groupe de Pont-Aven.
Recherche artistique
S’il en adopta les cernes caractéristiques autour des formes, Slewinski développa néanmoins son propre style. Sa palette de couleurs sombres s’éloignait de l’intensité de celle de son ami. Avec le temps, il aimait de plus en plus exprimer une certaine mélancolie, jouant du blanc argenté jusqu’au noir ivoire, en passant par le cobalt, l’outremer, le vert émeraude, le cadmium citron ou orange, et le rouge turc.
Ses compositions dépouillées expriment le calme. Ses natures mortes et ses motifs fleuris semblent détachés de leur environnement. Les personnages de ses portraits paraissent rêveurs, voire irréels. En raison de son aspect contemplatif, la peinture de Slewinski fut parfois décrite comme symbolique.
Slewinski aimait aussi mettre en valeur la chevelure féminine, en référence au style Sécession, populaire parmi le mouvement Jeune Pologne. Il réalisa ainsi une série d’œuvres sensuelles aux lignes douces représentant une femme rousse.
La Bretagne de Slewinski
En 1899, Slewinski épousa Eugénie Schevzoff (en polonais: Eugenia Szewcowa), fille d’un fonctionnaire tsariste, qui étudiait alors le dessin à Paris. Pour le père du peintre, qui avait passé des années en exil en Sibérie, il s’agissait d’une mésalliance politique. Néanmoins, ce mariage améliora la situation financière de Slewinski qui possédait désormais deux ateliers, l’un à Paris, l’autre en Bretagne.
Dans les pas de Gauguin, Slewinski et sa future femme s’étaient installés quelques années plus tôt au Pouldu, un petit hameau à côté de Pont-Aven. Au printemps 1894, Gauguin séjourna dans la villa de Slewinski avec Annah la Javanaise. Ce fut leur dernière rencontre avant le départ définitif du peintre français pour la Polynésie. Eugénie lui acheta quelques tableaux pour l’aider à financer son voyage.
Marqué par cette séparation, Slewinski choisit de se consacrer à la peinture, de manière solitaire, à l’écart de la vie parisienne. L’immensité océanique, le paysage sévère et les édifices en granit de la Bretagne formaient un parfait décor au synthétisme contemplatif du peintre. Le folklore vivant breton y apportait une touche d’exotisme très graphique. La subtile peinture intitulée Deux Bretonnes avec un panier de pommes est certainement sa création la plus représentative de cette période.
Retour en Pologne
En 1905, Slewinski et son épouse retournèrent en Pologne, envisageant d’y rester à demeure. Afin d’échapper à l’administration russe, ils choisirent Cracovie, alors sous autorité autrichienne. Ils s’installèrent ensuite à Poronin, un village de la région montagneuse des Tatras où résidait un groupe d’artistes et d’écrivains.
Après les longues années passées en France, Slewinski observait désormais paysages et folklores polonais avec les yeux d’un peintre accompli. L’orphelin de Poronin est caractéristique de ce regard. La condition de l’enfant ne s’exprime pas par ses attributs ou ses vêtements mais par sa pose timide sur une chaise étroite. Ses grands yeux hyalins manifestent sa peur et son itinérance. Cette peinture synthétise le style et le caractère ascétiques de Slewinski.
Paysages polonais
L’artiste dut s’habituer aux paysages montagneux et au rythme marqué des saisons.
En hiver, Poronin était recouvert de quelques mètres de neige. Slewinski écrivit qu’il peignait malgré le froid glacial car il était subjugué par l’atmosphère devenue féérique. Sur ses neuf paysages montagnards hivernaux répertoriés, trois se trouvent dans des musées polonais, trois dans des collections privées françaises, tandis que les trois derniers ne sont connus que par des reproductions.
Le peintre participa aux plus grandes expositions à Varsovie, Cracovie et Lwow. En 1908, il accepta un poste de professeur à l’École des Beaux-Arts de Varsovie. Mais il changea rapidement de projet, renonçant à une carrière académique pour ouvrir sa propre école. D’après les souvenirs qui survécurent, Slewinski pouvait avoir des relations difficiles avec ses collègues, car il était peu disposé au compromis artistique. Néanmoins, ses élèves appréciaient son souffle de nouveauté. Slewinski organisait notamment des ateliers de plein air pour ses étudiants dans la charmante localité de Kazimierz Dolny, au bord de la Vistule.
Natures mortes
Le tournant des 19e et 20e siècles vit aussi la renaissance de la nature morte dans la peinture européenne. Slewinski s’inscrivit dans cette tendance, aimant représenter des fleurs sauvages dans des cruches ordinaires.
Il avait la particularité d’utiliser des tons gris. Ses couleurs éteintes s’opposaient ainsi à la flamboyance impressionniste. Chez Slewinski tout était en sourdine. Ses compositions reflétaient davantage l’expression anglo-saxonne Still life, qui peut se comprendre comme la vie tranquille des objets.
Comme pour exprimer l’amour de Slewinski pour les fleurs, Gauguin avait représenté en 1891 son ami polonais assis à une table avec un bouquet de zinnia multicolores, ses fleurs préférées. Ce tableau se trouve à présent dans un musée de Tokyo.
En 1910, après seulement cinq ans passés en Pologne, Slewinski et son épouse décidèrent de retourner s’installer en France. Ayant longtemps vécu à l’étranger, fervent promoteur des influences artistiques françaises, Slewinski n’avait peut-être pas pleinement adhéré à l’esprit du mouvement Jeune Pologne et son grand dessein de renouveau de l’art polonais. A la veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale, les aspirations indépendantistes étaient en effet devenues plus intenses et la mission artistique plus patriotique. « Peignez pour que la Pologne ressuscite », clamait le symboliste Jacek Malczewski (1854-1929), l’un des plus éminents représentants du mouvement.
L’appel de la mer
Slewinski acheta une maison à Doëlan, un petit port du Finistère breton. Il consacra dès lors sa peinture presque exclusivement à des marines et paysages de bord de mer. Il passait des heures à parcourir les côtes bretonnes et contempler l’inconstance de l’océan qu’il restitua maintes fois sur la toile. Le peintre aimait aussi recevoir ses amis et ses élèves dans ce havre de paix.
Slewinski laissa un dernier autoportrait. Il choisit de se représenter en artisan humble et sérieux. Sa barbe blanche, son chapeau breton et ses mains puissantes pourraient le faire passer pour un pêcheur. En arrière-plan, une modeste cruche en argile fait échos à ses natures mortes. Il règne une ambiance mélancolique presque crépusculaire, typique de ses portraits.
Mais le drame de La Grande Guerre arriva. Malade, le peintre rejoignit Paris pour se faire soigner avec l’aide d’un ami médecin. Il mourut le 27 mars 1918 à l’hôpital et fut enterré au cimetière de Bagneux. Quelques mois plus tard, la Pologne retrouva son indépendance.
J’aime la Pologne et Gauguin
Loin du mouvement Jeune Pologne, Wladysław Slewinski suivit sa propre voie et apporta finalement une fraîcheur toute particulière à la peinture polonaise. « J’aime la Pologne et Gauguin », écrivit l’artiste après la mort de son ami. Ce credo associait les racines terriennes et culturelles de son auteur à la liberté artistique de Paul Gauguin.
Des expositions posthumes d’œuvres de Slewinski eurent lieu au Louvre en 1918, puis à la Galerie nationale d’art Zacheta de Varsovie en 1925. Sa notoriété internationale rebondit en 1966, avec la présentation de quatorze de ses peintures parmi les trois cents chefs-d’œuvre de l’exposition Gauguin and the Pont-Aven Group à la Tate Gallery de Londres.
Aujourd’hui en France, le Musée des Beaux-Arts de Pont-Aven et le Musée d’Orsay à Paris présentent des tableaux de Slewinski.
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Bibliographie:
. Alicja Daszkiewicz: Władysław Ślewiński (1856-1918). Wyd. EDIPRESSE Polska S.A., 2006.
. Władysława Jadwiga Jaworska: Władysław Ślewiński. Wyd. Kluszczyński, Kraków 2004.