Culture

Les portraits funéraires des derniers Sarmates

La tradition baroque du portrait funéraire sarmate se situe artistiquement au confluent de l’effigie occidentale et de l’icône orientale. Réservée à la noblesse du royaume, elle marque le souvenir du sarmatisme, un puissant mouvement culturel et idéologique qui fédéra l’aristocratie hétéroclite de la République des Deux Nations entre les 16e et 18e siècles.

Le sarmatisme

Les Sarmates étaient un peuple scythe apparu au nord de la mer Noire vers le 4e siècle avant J.C.  Cavaliers nomades, ils étaient réputés pour leur goût de la liberté et leur culture guerrière.

Figurine de noble polonais. Meissen, vers 1750. Musée National de Cracovie.
Figurine de noble polonais. Meissen, vers 1750. Musée National de Cracovie.

Fondée en 1385, l’Union de Pologne-Lituanie rassemblait Polonais, Baltes et Ruthènes sous une même bannière. Le diplomate et chroniqueur Jan Dlugosz (1415-1480) inventa ou rapporta alors une hypothèse surprenante. Selon lui, ces groupes ethniques pourraient tous descendre des mythiques Sarmates.

La transformation en 1569 de l’Union en République des Deux Nations fonda une forme d’état fédéral. La Diète, son unique parlement, en élisait le roi à vie. Elle donnait ainsi les pleins pouvoirs politiques à la noblesse (szlachta). Elle s’accompagna aussi du sarmatisme, un puissant mouvement culturel patriotique pseudo-historique. Celui-ci considérait désormais avec certitude que la szlachta descendait en ligne directe du peuple antique.

Cette croyance unifiait une Diète dont les membres avaient des origines, des langues, des confessions et des richesses différentes. Il leur apportait aussi une forme d’illustre supériorité sur leurs voisins et les autres habitants du royaume. Il affirmait en effet que la szlachta avait hérité de la vaillance, du courage et de l’indépendance des mythiques cavaliers scythes. Le christianisme, l’amour de la liberté et la défense de la patrie constituaient désormais les trois valeurs fondamentales que la noblesse devait transmettre aux générations suivantes.

Le sarmatisme inspira donc à la fois la doctrine politique et la vision du monde, le mode de vie et les coutumes, ainsi que les pratiques culturelles et cultuelles de la noblesse polonaise jusqu’au partage de la République des Deux Nations entre ses voisins à la fin du 18e siècle.[1]

Dans ce contexte baroque, la cérémonie funéraire devint un spectacle grandiose pour l’élite aristocratique polonaise.

Des funérailles spectaculaires

Les funérailles devaient en effet marquer la mémoire des participants et alimenter les chroniques historiques. Les célébrations duraient plusieurs jours. De prestigieux cortèges funèbres rassemblaient plusieurs évêques et des centaines de prêtres autour d’une multitude de membres de la famille et de connaissances du défunt magnat.

La dépense était telle qu’elle pouvait mettre de riches familles en difficulté financière. Afin de permettre aux proches de préparer les cérémonies et aux invités parfois éloignés de les rejoindre, il s’écoulait environ un mois entre le décès et l’enterrement. Le corps du défunt était donc embaumé.

Dans les édifices religieux, la célébration mettait en scène le cercueil à l’aide de catafalques et de Castrum doloris (« châteaux de douleur ») aux structures décoratives imposantes.

Un élément original du rite funéraire consistait à inviter un figurant à jouer le rôle du noble disparu. Il lui arrivait ainsi d’entrer en grande tenue et à cheval dans l’église, avant de s’écrouler devant l’autel. La scène symbolisait évidemment la victoire de la mort sur la vie. Un prêtre soulignait alors la fugacité de la vie humaine et sa fragilité face aux dangers divers et permanents lors de son séjour sur terre.[2]

Vers la fin du 17e siècle, les cérémonies gagnèrent encore en théâtralité, avec des décorations toujours plus élaborées. Les doubles funérailles, consistant à enterrer corps et cœur en différents lieux selon la volonté du défunt, devinrent aussi plus fréquentes.

À cette époque, la pensée de la mort accompagnait les vivants de manière constante, et la locution Memento mori (« Souviens-toi que tu vas mourir ») habitait l’art et la littérature baroques.

Pour accompagner les cérémonies apparut alors la tradition, unique en Europe, du portrait funéraire. Associée au sarmatisme, la pratique toucha l’ensemble de la noblesse chrétienne de la République des Deux Nations, sans distinction de confession.

Les portraits funéraires

Contrairement au masque mortuaire, il s’agissait d’abord de redonner vie au défunt. Les portraits présentaient toujours un buste de léger profil, afin de saisir les traits caractéristiques du disparu. La représentation des yeux était essentielle pour exprimer la personnalité du défunt et entrer en relation avec l’assemblée. Cette caractéristique rappelait les « portraits du Fayoum », peintures funéraires sur bois insérées au niveau du visage des momies en Egypte romaine entre les 1er et 3e siècles.

Le portrait funéraire sarmate était fixé sur la face avant du cercueil. L’usage fréquent d’un support pictural métallique permettait de l’embellir d’un arrière-plan réfléchissant la lumière. Parfois octogonale, rarement ronde ou carrée, sa forme était le plus souvent hexagonale, mieux adaptée à celle du cercueil.

Les portraits funéraires des derniers Sarmates
École polonaise. Portraits funéraires.

Celui-ci ainsi orné pouvait alors être disposé, sur un catafalque richement décoré, de manière à mettre en valeur l’image du défunt durant la veillée mortuaire et la messe de funérailles. Après la cérémonie, le portrait était retiré du cercueil pour être accroché à un mur de l’église ou de la chapelle familiale.

Un tableau d’épitaphe, placé sur la face opposée, donnait quelques informations sur le défunt, telles que dates de naissance et de décès, titres et situation familiale. Les côtés du cercueil portaient aussi les armoiries du défunt et des familles dont il était issu.

Souvent, en tête du cortège funèbre, une bannière présentait un portrait en pied, parfois illustré d’images des actions bénéfiques du disparu. Des versions miniatures peintes sur satin pouvaient être remises aux proches du défunt.

Les portraits funéraires des derniers Sarmates
École polonaise. A gauche: Portrait funéraire de Sabina Haza Radlic, 1676. Musée National de Poznań. A droite: Portrait funéraire d’Anna Mielęcka. Vers 1694, Muzeum Ziemi Wschowskiej.

Le portrait de Stanislaw Woysza

Le Musée National de Varsovie a constitué une galerie sarmate au palais de Wilanow. Il y expose un intéressant portrait funéraire, retrouvé après-guerre dans une église de la capitale. Il représente Stanislaw Woysza, un fonctionnaire de la cour royale polonaise de la région de Smolensk au 17e siècle.

Sarmate
École polonaise. Portrait funéraire de Stanisław Woysza. 1677. Huile sur plaque de plomb. Musée National de Varsovie.

Datée de 1677,  cette peinture sur plomb représente le buste d’un homme d’âge mur et d’apparence vigoureuse. Dépourvu de couvre-chef, son statut social élevé est mis en exergue par un manteau luxueusement agrémenté d’une large encolure en fourrure d’hermine et de boutons dorés.

Woysza arbore une coiffure et une moustache grisonnantes, généreuses et parfaitement taillées. Sous des sourcils épais et des paupières légèrement tombantes, ses yeux sombres expriment un regard tout à la fois vif, protecteur et songeur, traits de caractère supposés du défunt.

Comme sur la plupart des portraits funéraires sarmates, les nuances de gris dominent une tonalité presque monochrome. Quelques rougeurs sur la lèvre, les joues et les oreilles suffisent à donner vie au disparu. Les traits marqués et les contrastes de gris et de blanc permettent de mieux mettre en valeur la représentation à la lumière des bougies.

Dans le coin supérieur gauche, les initiales « S W Z B P S » entourent un blason coloré et identifient « Stanisław Woysza z Bzów Podstoli Smoleński ». La partie inférieure porte en outre l’inscription « Monsieur Stanisław de Bzów Woysza, Podstoli de Smolensk, en consolation de la Bienheureuse Vierge Marie. Sa vie terrestre s’est terminée en l’an 1677 ».[3]

Regard d’aujourd’hui

Le sarmatisme et la coutume des portraits funéraires survécurent jusqu’à la deuxième moitié du 18e siècle. Cette tradition baroque fut particulièrement populaire dans la région historique de Grande-Pologne, comprenant la ville de Poznan, l’un des berceaux de l’État polonais, et Gniezno, première capitale du royaume.

Au croisement de l’effigie occidentale et de l’icône orientale, ce mode de représentation ne trouva aucun équivalent dans la culture des autres pays européens. Leurs auteurs, des artistes locaux, restèrent anonymes. Seuls les noms de quelques commanditaires parvinrent jusqu’à nos contemporains.

Certains de ces portraits funéraires continuent de fixer le regard des visiteurs dans les musées et les édifices religieux polonais. Ils leur rappellent le souvenir de ces nobles personnages qui portèrent le mythe du peuple antique des Sarmates et contribuèrent ainsi à entretenir la flamme du nationalisme romantique polonais après le partage du royaume entre ses empires voisins à la fin du 18e siècle.

portraits funéraires des derniers Sarmates
École polonaise. Portrait funéraire d’une femme à la coiffe blanche. Huile sur zinc. 41 x 42 cm. Musée National de Varsovie.

Post-scriptum: les portraits photographiques, souvent en noir et blanc, qui accompagnent depuis quelques années certaines cérémonies de funérailles, peuvent très modestement rappeler cette tradition.


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Bibliographie:

. [1] Joanna Orzeł: Sarmatyzm. Wilanow-palac.pl (online, accès 26.08.2023)

. [2] Brigita Žuromskaitė: Pompa funebris. Teatralność pogrzebu sarmackiego. Racjonalista.pl (online, accès 26.08.2023)

. [3] Anna Cirocka: Portret trumienny Stanisława Woyszy. Isztuka.edu.pl (online, accès 26.08.2023)

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