Consacré artistiquement par une toile du célèbre peintre historique Jan Matejko, le diplomate polonais Michael Sendivogius (1566-1636) fut l’un des plus grands alchimistes européens. Ses expériences de transmutation des métaux en or impressionnèrent les souverains de son temps. Et ses travaux ouvrirent certainement la voie à la découverte de l’oxygène, plus d’un siècle et demi plus tard.
Michael Sendivogius (en polonais: Michał Sędziwój) serait né en 1566 dans une famille aristocrate fortunée de la région de Cracovie. Il étudia philosophie, rhétorique, théologie, géométrie, astronomie et mécanique, d’abord à l’Académie de Cracovie (aujourd’hui appelée Université Jagellonne), puis aux universités de Leipzig en 1590 et de Vienne en 1591.
En 1593, il rejoignit Prague pour entrer au service, en qualité de messager, de Rodolphe II de Habsbourg, Empereur du Saint-Empire. Le souverain lui confia des missions diplomatiques de plus en plus importantes et le nomma conseiller personnel en 1598. Sendivogius devint alors l’un des plus riches propriétaires terriens du Royaume de Bohême, au cœur du Saint-Empire. Rodolphe, de nature dépressive et piètre gouvernant, allait perdre entre 1608 et 1611 ses prérogatives royales au profit de son frère Matthias. Mais il demeura toute sa vie un mécène et un protecteur majeur d’artistes et de scientifiques.
En 1599, Sendivogius fut accusé d’avoir participé au meurtre d’un de ses mécènes, un riche marchand nommé Koralek. Libéré de prison grâce à l’influence de l’empereur dont il demeurait le conseiller, il put rejoindre la Pologne. Il devint le secrétaire de Sigismond III Vasa (en polonais: Zygmunt III Waza), qui avait été élu roi de Pologne en 1587. Ces fonctions parallèles amenèrent certains à présenter Sendivogius comme un agent double. En réalité Sigismond avait épousé en 1592 Anne d’Autriche, cousine de Rodolphe, et souhaitait s’allier aux Habsbourg d’Autriche contre l’Empire Ottoman.
Transmutations
Les aristocrates de cette époque se passionnaient pour l’alchimie. Depuis le 14e siècle, celle-ci avait pris une importance considérable en Europe. Elle répondait à la flambée des besoins en or et en argent pour financer la quête de pouvoir des dirigeants.
Depuis déjà douze siècles, les alchimistes regardaient les métaux comme des corps composés. Au Moyen-Âge, la théorie prédominante était que toutes les substances métalliques étaient ainsi constituées par l’union de mercure et de soufre, plus ou moins purs, dans des proportions variables. D’autres supposèrent ensuite l’existence de semences métalliques. L’hypothèse de composants communs permettait d’imaginer la transmutation des métaux ordinaires en or ou en argent, à l’aide d’une substance appelée pierre ou poudre philosophale, jouant le rôle d’un ferment. Les adeptes testèrent notamment divers sels, comme le sel marin, le salpêtre et le vitriol. Ils ignoraient que les sels étaient des composés métalliques et qu’en plongeant par exemple une lame de fer dans une solution vitriolée, elle se recouvrait d’une couche de cuivre sans induire aucune transmutation du fer.
A partir du 13e siècle, les alchimistes attribuèrent également aux pierres philosophales le pouvoir de panacée, un remède universel guérissant les maladies et prolongeant la vie au-delà des limites naturelles. Certains croyaient à de possibles interférences astrologiques. D’autres, parfois au sein même de monastères, identifiaient leur pratique aux mystères de la religion et invoquaient une volonté divine. Mais seuls quelques-uns prirent le risque de prétendre recourir à des forces occultes ou démoniaques. Et c’est justement afin d’éviter que leur don ne puisse tomber dans de mauvaises mains que les alchimistes justifiaient des styles d’écriture très énigmatiques.
L’empereur Rodolphe II compta au premier rang des souverains se passionnant pour l’alchimie. Il disposait de son propre laboratoire et accueillit à la cour de Prague les plus renommés adeptes de son temps.
Le Cosmopolite
On ignore comment Michael Sendivogius s’initia précisément à l’alchimie. Il avait certes étudié les techniques d’exploitation minière. Il avait aussi pu rencontrer des adeptes à l’occasion de missions diplomatiques. Certains écrits romancés rapportent qu’il serait le disciple de l’alchimiste écossais, Alexander Sethon, décédé en 1603, dont il aurait reçu une poudre philosophale et usurpé le pseudonyme : « Le Cosmopolite ». Le plus probable est qu’il reçut principalement l’enseignement de son mécène praguois Koralek, féru d’alchimie, qui avait mis son propre laboratoire à sa disposition dès 1595.
Une légende rapporte que, déjà cette année-là, alors que Sendivogius montrait une expérience alchimique au roi Sigismond III, une explosion se produisit et un incendie gagna une partie du château Wawel. L’incident précipita la décision du roi de déplacer la capitale de Cracovie à Varsovie en 1596.
En 1604, l’alchimiste polonais réalisa assurément à Prague devant Rodolphe II une démonstration de transmutation supposée à l’aide d’une poudre mystérieuse, probablement un sel d’or. L’empereur fut si impressionné qu’il fit placer une plaque de marbre dans son palais avec une inscription latine traduisible en « Qu’un autre fasse ce que Sendivogius de Pologne a fait ».
La même année, Michael Sendivogius fit publier à Prague, anonymement mais sous un simple anagramme, un premier traité intitulé « De lapide philosophorum tractatus duodecim ». L’ouvrage connut un succès fulgurant. Republié en 1608 à Paris, il fut traduit en français en 1609 sous le titre « Cosmopolite ou Nouvelle lumière de la physique naturelle ». Les traités du Cosmopolite furent reconnus comme des œuvres majeures de la littérature alchimique européenne. Ils firent partie de la bibliothèque personnelle de Isaac Newton, Antoine Lavoisier et d’autres grands savants des 17e et 18e siècles.
La consécration artistique
Jan Matejko (1838 – 1893) est renommé pour ses représentations picturales de personnages et évènements ayant marqué l’histoire de la Pologne. A son retour de l’Exposition Universelle de Paris d’avril 1867, il présenta au siège de la Société Scientifique de Cracovie une toile de grand format titrée « L’alchimiste Michał Sędziwój ». Son secrétaire déclara que Matejko souhaitait ainsi promouvoir le renouveau de l’artisanat polonais.
Le tableau montre Sendivogius présentant au roi Sigismond III une pépite d’or. Il semble venir de la retirer d’un feu ardent à l’aide d’une pince. Mikolaj Wolski, Grand maréchal de la Couronne et mécène de l’alchimiste, examine l’objet quasi-miraculeux à l’aide d’une loupe. A droite, le prêtre jésuite Piotr Skarga, prédicateur royal, préfère l’ignorer en portant un regard désolé au brasier maléfique. Derrière lui, Stanczyk, le bouffon du roi, de rouge vêtu, tapi derrière un fauteuil, est stupéfait. De manière symbolique, il joue souvent le rôle de celui qui voit et dénonce le diable. Au fond, s’empresse une dame de la cour, sous les traits de Teodora Matejko, l’épouse de l’artiste. Selon la légende, la scène se situe dans une salle du premier étage du château Wawel, depuis lors appelée « Alchimie ».
Certains contemporains du peintre plaisantèrent sur l’irréalisme de la scène, avec ce virulent feu ouvert dans une improbable cheminée, éclairant faiblement la scène. Sendivogius, insensible à la chaleur, apparaitrait comme un géant s’il se relevait. Et Matejko semblait visiblement n’avoir aucune idée d’une expérience alchimique.
Par une forme d’ironie de l’histoire, le peintre avait à cette époque d’importantes difficultés financières. Son évocation de Sendivogius ne trouva un acheteur qu’en 1881. Son dernier propriétaire privé l’offrit au musée de Lodz en 1939.
La fortune
En 1605, alors qu’il se rendait en France en mission diplomatique, Sendivogius fut piégé par Mühlenfels, alchimiste à la cour du duc de Wurtemberg à Stuttgart, probablement avec l’aval de celui-ci. Suite à l’intervention de Sigismond III et Rodolphe II, le duc fit libérer Sendivogius. Torturé, Mühlenfels plaida coupable et fut condamné à mort pour fraude et trahison. Malgré sa plainte judiciaire, Sendivogius ne put récupérer la poudre philosophale qui lui aurait été subtilisée.
À son retour en Pologne en 1607, il devint courtisan de la reine Constance, la deuxième épouse de Sigismond III. Avec le chancelier Wolski, il fit fortune en établissant plusieurs forges et fonderies de fer et laiton en Silésie polonaise.
En 1616, Sendivogius fit publier à Cologne, toujours anonymement et sous un simple anagramme, son deuxième traité titré « Tractatus de sulphure » (Traité du soufre). Du fait de certaines contradictions avec le premier volume, certains commentateurs attribuèrent la paternité du manuscrit du premier traité à l’écossais Sethon.
À partir de 1619, Sendivogius se mit au service de l’empereur Ferdinand II de Habsbourg, successeur du frère de Rodolphe II, en créant des fonderies de plomb et de cuivre en Silésie tchèque. Nommé conseiller personnel de l’empereur, il reçut en compensation deux importants domaines près d’Opava. Il mourut en 1636, probablement dans l’un d’entre eux, situé à Kravaře.
Le nitre invisible
Michael Sendivogius marqua l’histoire savante pour avoir développé la théorie du « nitre invisible ». L’alchimiste affirmait à juste titre qu’une substance inhabituelle s’échappait lors de la combustion du salpêtre (nitrate de potassium). Elle avait des propriétés inflammables et surtout, contenait un principe vital. Ainsi avait-il découvert sans le savoir l’existence de l’oxygène, bien avant Lavoisier et les autres chimistes du Siècle des Lumières.
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Bibliographie:
. Małgorzata Buyko: « Alchemik Sędziwój” Matejki. Culture.pl (online, accès 25.07.2023).
. Marek Kępa: The 16th Century Alchemist Who Discovered Oxygen. Culture.pl, Mar 26, 2015 (online, accès 25.07.2023).
. Louis Figuier: L’Alchimie et les Alchimistes. Essai historique et critique sur la philosophie hermétique, 3e éd., Paris, 1880