Culture,  Sculpture

Les silhouettes de Magdalena Abakanowicz

En se tournant vers des matières textiles et des formes innovantes, la sculptrice Magdalena Abakanowicz (1930 – 2017) dépassa largement le cadre conventionnel de sa discipline. Elle réussit à dompter la méfiance de la dictature communiste, tout en étant, de son vivant, reconnue par ses pairs et critiques d’art du monde entier. Aujourd’hui, les Abakans, nom générique du concept qu’elle imagina, font partie des plus prestigieuses collections d’art moderne. 

De Marta à Magdalena

Marta Magdalena Abakanowicz naquit en 1930 dans un élégant manoir des environs de Varsovie. Son père était issu d’une illustre lignée aristocrate. L’ancêtre qui lui aurait donné son nom serait en effet le conquérant tatar Abaqa Khan (1234-1282). Il était lui-même un arrière-petit-fils de Gengis Khan, fondateur de l’Empire mongol. Sa mère descendait quant à elle de chevaliers de l’ancienne noblesse polonaise.

La future artiste vécut une enfance heureuse, mais solitaire, dans une grande propriété familiale, en symbiose avec la nature environnante. Elle dira qu’elle passa de longues heures à parler à la forêt et à observer la fragilité de la vie des têtards dans les marais.

En 1944, la ligne de front approchant, la famille décida de rejoindre la capitale, pensant y trouver davantage de sécurité. Au mois d’août, la jeune Marta se retrouva aide-infirmière lors de l’Insurrection de Varsovie. Cette expérience des combats et de la terreur marqua sa mémoire et son œuvre artistique.

Après la guerre, les communistes persécutèrent les « ennemis de classe ». La famille Abakanowicz décida de se réfugier anonymement dans la région de Gdansk. Marta y entreprit des études artistiques dès l’âge de dix-sept ans, tout en gagnant un peu d’argent en donnant des cours de français. Trois années plus tard, elle rejoignit Varsovie, encore en pleine reconstruction, pour étudier à l’Académie des Beaux-Arts (alors École supérieure d’arts plastiques) entre 1950 et 1954. Elle adopta le prénom Magdalena et déclara être fille d’employé pour satisfaire les règles d’admission.

Pour gagner sa vie, la jeune diplômée travailla quelques années comme dessinatrice pour des projets de décoration intérieure et concevait des motifs pour un atelier d’articles en soie.

Une voie particulière

Rejetant les règles, ennemies selon elle de l’imagination, elle réalisait aussi de vastes compositions à la gouache sur des draps de lit ou du papier de grand format. L’espace pictural constituait donc sa première liberté.

À l’écart des conventions académiques du réalisme socialiste officiel, ignorant également les courants en vogue à l’Ouest, Magdalena sut très tôt développer une authentique identité artistique. Elle était influencée tout autant par la nature de son enfance, le folklore et les mythes paysans, que par les affreux souvenirs de guerre et l’oppression communiste persistante.

Abakanowicz trouva ainsi, à partir des années 1960, une voie artistique très particulière : des sculptures textiles aux formes adoucies et de grandes dimensions, mesurant jusqu’à six mètres d’envergure. Elle expliqua sa fascination pour l’expressivité naturelle des fibres en sisal teintées. Elle se procurait la matière première en achetant de vieux cordages dans les ports. Leur toucher lui rappelait des souvenirs d’adolescence.

Déjà, l’ingéniosité et la sensualité de son tissage magistral « Composition de formes blanches » avaient séduit la critique lors de la Biennale internationale de la tapisserie de Lausanne de 1962. Elle avait pu y participer grâce à l’intervention de l’artiste textile Maria Laszkiewicz (1891-1981), qui fut sa formatrice. L’originalité de ses réalisations lança la carrière internationale de Magdalena Abakanowicz, qui se vit décerner une médaille d’or à la Biennale de Sao Paulo trois ans plus tard.

A cette époque, l’artiste rompit totalement avec la tradition des tapisseries, tout en se distinguant des courants consuméristes de l’époque, comme le pop’art. Elle fit en effet évoluer le concept en retirant ses tissages monumentaux des murs pour les suspendre au plafond des salles d’exposition. Pour elle, la forme était plus importante que la couleur.

Les Abakans

« Abakan », l’appelation générique imaginée par une critique d’art polonaise, devint sa signature. Semblant flotter dans l’espace, ces œuvres souples et transformables en trois dimensions ressemblent à des fantômes géants habillés de toile.

Abakanowicz
Magdalena Abakanowicz: Abakan orange. 1971. Musée National de Poznań.

Dépourvues de tête et de visage,  ces créatures sont indéfinissables. Leur apparence organique est mystérieuse, soit protectrice, soit menaçante. Les Abakans pourraient venir d’un monde fantastique. Mais ils pourraient tout autant nous relier à nos lointains ancêtres préhistoriques. Déjà en effet l’homme des cavernes réinterprétait la réalité qui l’entourait, laissait ses rêves s’exprimer, ou bien communiquait avec l’au-delà, en ornant les parois de fresques de grande taille.

Abakanowicz
Magdalena Abakanowicz: Abakan Lady. 1972-75. Musée National de Poznań.

Magdalena Abakanowicz disait : « Nous sommes un peu comme des chamanes. Nous intégrons notre énergie dans les objets que nous créons. » [1] Elle ajoutait : « Entre moi et la matière à partir de laquelle je crée, il n’y a pas de médiation d’outil. […] Je la façonne avec mes mains. Mes mains lui transmettent mon énergie. Traduisant l’idée en une forme, […] elles révèlent l’inconscient. »[2]

Elle expliquait que ses œuvres étaient comme des peaux successives qu’elle enlevait de son inconscient. Souples, elles pouvaient prendre une infinité de formes possibles, et le processus créatif amenait à en choisir l’une des plus significatives.

Abakanowicz était également très attentive à la disposition et à l’éclairage des installations. Elle souhaitait que les visiteurs puissent en apprécier la force vitale de chaque centimètre carré. « Dans les salles d’exposition, je crée pour elles des espaces dans lesquels elles diffusent le rayonnement de l’énergie que je leur ai donnée. Elles existent avec moi, dépendent de moi, je dépends d’elles. »[3]

Abakanowicz
Magdalena Abakanowicz Sans titre (détail). 1980-83. Nasher Sculpture Center de Dallas.

Les foules

L’artiste fit assez tôt évoluer son œuvre vers la réalisation de groupes, caractérisés par la multiplication d’une même forme au ton monochromatique brut. Elle pouvait alors symboliser la cohabitation entre l’éternité des espèces et la mortalité de chacun de leurs représentants.

Dans les années 1970, elle créa ainsi des « Structures organiques » composées de plusieurs dizaines de masses molles, ressemblant à des œufs de différentes tailles, dispersées dans la salle d’exposition. Se souvenant des têtards de son enfance, elle disait s’intéresser à la terrible impuissance des êtres vivants par rapport leur fragile structure biologique.

À partir du milieu des années 1980, ses séries intitulées « Foules » présentaient plusieurs dizaines de personnages similaires, tantôt en toile de jute et résine, tantôt en fonte ou en bronze, rarement en pierre. Au sein du groupe, ils perdent leur identité, même si chacun d’eux présente de légères particularités et s’approprie un espace physique. La foule elle-même devient un organisme dont le rôle est difficile à définir, mais sa masse peut devenir une menace transformant la citoyenneté individuelle en asociabilité collective.

Abakanowicz
Magdalena Abakanowicz: Foule III (50 statues), 1989. Photo: Desa Unicum.

Entre 1965 et 1990, Magdalena Abakanowicz fut enseignante à l’École supérieure d’État (aujourd’hui Académie) des Beaux-Arts de Poznan. Elle donna aussi des conférences dans de nombreuses universités étrangères. En fait, elle fut l’une des rares artistes vivant en Pologne communiste et réussissant à se faire connaître de l’autre côté du rideau de fer. Les critiques d’Europe occidentale ont d’ailleurs souvent commenté ses œuvres comme une réflexion sur le régime communiste totalitaire par une artiste paradoxalement tolérée par les autorités de la République populaire de Pologne.

Dans l’espace public

Parmi ses créations plus politiques, Abakanowicz créa « Cage » pour une exposition organisée par le syndicat Solidarnosc en 1981. La loi martiale avait été décrétée par les autorités. Jouant sur la subjectivité, le personnage peut être vu comme un prisonnier derrière des barreaux ou un monarque isolé.

communisme
Magdalena Abakanowicz: Cage. 1981. Musée des Beaux-Arts de Łódź.

Après la chute du régime communiste en 1989, Abakanowicz réalisa de nombreux groupes de sculptures, généralement monumentaux, destinés à être exposés en extérieur, qu’elle appelait des « espaces d’expérience ». Elle reprenait les thèmes de ses foules anonymes et fragiles. Situés pour la plupart à l’étranger, ils lui permirent d’élargir sa notoriété auprès du grand public.

Intitulée « Non reconnus » (Nierozpoznani), la plus grande de ces réalisations rassemble cent douze figures anthropomorphiques dans le parc de Poznan.

Abakanowicz
Magdalena Abakanowicz: Nierozpoznani. 2002. Parc Cytadela de Poznań.

Dans le Grant Park de Chicago, l’imposante composition « Agora » comprend cent six statues en fonte. Chacune mesure trois mètres de haut et pèse six cents kilogrammes. Elles furent créées à Poznan.

À l’image de la démocratie, la foule peut sembler uniforme, mais, en réalité, les silhouettes sont toutes différentes et leurs attitudes paraissent incohérentes. Sans tête, les personnages sont privés d’identité. L’artiste commentait : « Une foule d’hommes ou d’oiseaux, d’insectes ou de feuilles est un assemblage mystérieux de variantes de prototypes. Une énigme touchant au fait que la nature abhorre la répétition exacte ou qu’elle en est incapable. »[4]

Agora
Magdalena Abakanowicz: Agora. 2006. Grant Park de Chicago.

Le projet de 3 million de dollars fut financé par la mairie de Chicago avec le concours du Ministère polonais de la Culture, d’associations et de mécènes privés dont l’acteur Robin Williams, un ami de la sculptrice.

sculpture polonaise
Magdalena Abakanowicz: Agora. 2006. Grant Park de Chicago.

Architecture arboréale

En 1991, Magdalena Abakanowicz participa, parmi quatre-vingt-douze équipes internationales d’urbanistes et vingt-deux artistes de renommée mondiale, à un concours d’urbanisme organisé par les autorités parisiennes pour aménager l’axe historique à l’ouest du quartier d’affaires de la Défense.

Abakanowicz proposa un projet intitulé « Architecture arboréale ». Le concept, très novateur, était de construire une soixantaine d’immeubles de vingt-cinq étages, dont la structure asymétrique rappelait des troncs d’arbres jumelés et surmontés d’une structure complexe en forme de branches. Leurs façades devaient être entièrement végétalisées afin de faciliter la climatisation de bâtiments énergétiquement autonomes. Finaliste, le projet ne put être réalisé faute d’un budget suffisant.

La série de sculptures en bronze « Rekodrzew » en reprit le thème. Les arbres en forme de main ont perdu leurs branches commes les foules leurs têtes.

Abakanowicz
Magdalena Abakanowicz: Arbre en forme de main – Figura Ultima. 2004. Parc de sculptures du Schleswig, Allemagne.

Magdalena Abakanowicz disparut en 2017. Ses œuvres se trouvent à la Tate Modern de Londres, au Centre Pompidou de Paris et dans plus de soixante-dix musées et galeries à travers le monde. En Pologne, le Musée National de Wroclaw possède la plus grande collection.

Une nouvelle exposition intitulée « Magdalena Abakanowicz. Territoires textiles » lui rend hommage au Musée Cantonal des Beaux-Arts de Lausanne du 23 juin au 24 septembre 2023.

Abakanowicz
Magdalena Abakanowicz en studio, 2010. Photo: J.Pijarowski.

Vous pourriez être intéressé par:

L’Insurrection de Varsovie, 1944

Le 13 décembre 1981 au matin

Mitoraj, retour aux antiques


 Notes:

[1] Interviews RTS Radio Télévision Suisse (online, accès 25. 06.2023) mcba.ch

[2], [3] Małgorzata Kitowska-Łysiak : Magdalena Abakanowicz (online, accès 25. 06.2023) Culture.pl

[4] Karol Sienkiewicz: Magdalena Abakanowicz « Tłumy » (online, accès 25. 06.2023) Culture.pl


Bibliographie:

. Aleksandra Szwarc: Magdalena Abakanowicz (online, accès 25. 06.2023) Zsplast.gdynia.pl

. Barbara Rose: Magdalena Abakanowicz, Ed. Harry N. Abrams, 1994

error: