Icône des Années folles, Tamara de Lempicka (1898-1980) créa entre 1925 et 1935 environ cent cinquante portraits et nus au style Art déco très glamour. Elle y mettait en lumière des femmes modernes, indépendantes et sensuelles. La « baronne au pinceau » fit la couverture des magazines de mode de luxe tant en Europe qu’aux Amériques. Elle devint une artiste fortunée et écrivit sa légende. Ces dernières années, ses toiles les plus emblématiques enchainent les enchères record. Les stars du show business se les arrachent, une nouvelle reconnaissance posthume que la peintre ne renierait certainement pas.
Autoportrait dans une Bugatti verte
En 1929, l’éditrice du magazine allemand Die Dame commanda à Tamara de Lempicka son « Autoportrait dans une Bugatti verte » pour illustrer une couverture. Selon la légende, elle en aurait eu l’inspiration après avoir rencontré l’artiste à Monte-Carlo. En réalité, pour l’anecdote, Tamara se contentait alors d’une petite Renault jaune.
Popularisé par la large diffusion du magazine, cet autoportrait devint l’image Art déco emblématique d’une femme moderne. Avec son rouge à lèvre éclatant, ses cheveux courts et son regard froid, Lempicka se présentait en femme fatale et libérée. La Bugatti sportive et élégante faisait clairement référence au futurisme, caractérisé par la vitesse, la technologie et la vie citadine. En digne successeur du cheval des amazones, la voiture s’affirmait aussi comme un outil d’émancipation de la femme des Années folles.
La composition sculpturale et géométrique, habile combinaison d’esthétiques classique et cubiste, est caractéristique de l’œuvre de Tamara de Lempicka. Les traits réguliers du visage et la peau d’albâtre rappellent les statues grecques antiques. Cette association est renforcée par l’accumulation d’accessoires aux couleurs minérales : un long gant beige, une écharpe au drapé volumineux et un casque de pilote assorti au cuir intérieur gris clair du véhicule.
Le célèbre autoportrait véhiculait l’image consciemment créée par l’artiste peintre. Tamara de Lempicka se mesurait d’abord aux maîtres anciens qui s’étaient représentés en tenue somptueuse, portant des fourrures, des velours et des objets de valeur. Elle souhaitait aussi rivaliser avec les vedettes de cinéma de l’entre-deux-guerres qu’elle admirait. Elle sollicitait d’ailleurs les mêmes photographes de stars et proposait ensuite les clichés aux magazines de mode de luxe.
Une portraitiste star
Tout juste trentenaire, Tamara se considérait comme une citoyenne du monde, plutôt un monde élitiste, de paillettes et de plaisir, mais aussi de travail acharné. En fait, elle avait consacré la première partie de sa vie à une rapide conquête de gloire. Et l’art du portrait était devenu la clé de sa réussite. Ainsi, quelques années seulement après sa première exposition au Salon d’Automne de Paris en 1922, Lempicka avait parachevé sa marque artistique et sa carrière approchait déjà son apogée.
En cette même année 1929, elle effectua son premier voyage à New York pour peindre, en contrepartie d’une somme mirobolante, le portrait de la fiancée de l’héritier d’un magnat du pétrole. Le jeune couple venait de séjourner à Paris. En passant devant une galerie d’art, ils avaient eu un coup de foudre pour le style de Lempicka. L’élite sociale de l’époque en appréciait particulièrement la sensualité décomplexée qui mettait en avant la confiance en soi et la réussite.
L’artiste aimait raconter que, pendant les séances de pose, la future Mme Bush recevait des visiteurs à converser en buvant du champagne. D’abord gênée, elle décida d’adopter cette façon de vivre avec un certain plaisir.
Quelques années auparavant, Tamara avait décidé qu’elle serait une peintre star et que pour chaque tableau qu’elle vendrait, elle achèterait un bracelet de diamants, jusqu’à ce que des manchettes de brillants recouvrent ses poignets. Parfois, elle les portait pour peindre le portrait de clients importants.
Et, pour les séances photo, elle s’affichait en robe de bal plutôt qu’en tablier de travail.
Une signature artistique
Ce séjour new-yorkais stimula la créativité et renforça encore davantage la notoriété de Tamara de Lempicka. Ses œuvres furent exposées au Carnegie Institute de Pittsburg et, à son retour en Europe, dans plusieurs galeries parisiennes ainsi qu’en Pologne, où l’artiste remporta une médaille de bronze à l’Exposition internationale de Poznan.
L’esthétique de son travail correspondait parfaitement aux canons des magazines de mode de luxe de l’entre-deux-guerres. Le sujet leur convenait tout autant, l’artiste représentant principalement des femmes belles et élégantes, dans des portraits souvent teintés d’érotisme. Lempicka avait su capter l’esprit des Années folles pour mieux le restituer.
La peintre s’intéressait plus particulièrement aux corps et aux visages présentant des caractéristiques prononcées. Elle magnifiait nus et portraits grâce au langage artistique spécifique qu’elle avait développé, inspiré de la photographie cinématographique et de l’affichage. Un dessin précis, des formes brutes, des tonalités marquées et un clair-obscur expressif le caractérisaient. Elle disait : « Ne pas copier, créer un nouveau style, des couleurs lumineuses et brillantes, je veux qu’au milieu de cent autres on remarque mes œuvres au premier coup d’œil. »
Lempicka s’attachait à une conception hellénistique de la beauté, marquée par l’harmonie et la proportion. Elle l’associait à un néo-cubisme typiquement Art déco. Elle s’inspirait aussi de la « Figura serpentinata ». Tiré du maniérisme de la Renaissance italienne, ce style représentait des personnages dans une pose en spirale.
Adolescente, Tamara avait accompagné sa grand-mère maternelle lors d’un voyage en Italie. Elle avait alors découvert l’art de la Renaissance dans les musées de Florence, de Rome et de Venise. Son aïeule lui avait commenté la composition des tableaux. Elle lui avait aussi expliqué les techniques des maîtres italiens. La jeune fille n’oublia jamais ce voyage initiatique.
Une enfance dorée
Tamara Rozalia Gurwik-Gorska naquit probablement le 16 mai 1898 à Varsovie, même si la date et le lieu de sa naissance furent controversés. Son père était un industriel ou commerçant russe. En raison d’un divorce ou d’un suicide gardé secret de famille, il disparut alors que Tamara était encore enfant. Avec son frère et sa sœur, Tamara fut élevée par sa mère, née Dekler, et ses grands-parents à Varsovie. Les Dekler faisaient partie de l’élite sociale et culturelle polonaise. Tamara connut une enfance et une adolescence dorées, gâtée en vêtements et en voyages par sa grand-mère. Elle étudia dans un internat pour filles à Lausanne, une expérience qui lui laissa de mauvais souvenirs.
En 1914, apparemment irritée par le remariage de sa mère, Tamara déménagea chez une tante, épouse d’un banquier fortuné, à Saint-Pétersbourg. Comme les jeunes filles de la bonne société, elle suivit des cours de dessin à l’Académie des Beaux-Arts. Elle participa aussi activement à la vie sociale et culturelle aristocratique.
C’est ainsi que lors d’un bal, elle rencontra Tadeusz Lempicki, un séduisant avocat, originaire de Varsovie. Elle l’épousa en 1916, et, la même année, naquit leur fille, Maria Krystyna, surnommée Kizette. La révolution bolchevique de 1917 contraignit la jeune famille à l’exil. Après un court séjour à Copenhague, ils s’installèrent à Paris durant l’été 1918.
Le couple fut contraint de vendre bijoux et œuvres d’art pour entretenir un train de vie bien en-deçà de celui qu’ils avaient connu. Tadeusz s’abandonna à une nostalgie résignée, tandis que Tamara choisit de rebondir en devenant une peintre riche et célèbre.
La vie parisienne
Elle décida de compléter sa formation artistique auprès de Maurice Denis, à l’Académie Ranson, et surtout d’André Lhote, à l’Académie de la Grande Chaumière. Très en phase avec l’Art déco, ce dernier fut son principal professeur. Il lui transmit les principes du cubisme synthétique, un compromis entre une composition traditionnelle qui satisfaisait les goûts conservateurs des collectionneurs, et un cubisme adouci et ornemental qui leur donnait le sentiment que les tableaux qu’ils achetaient suivaient « l’air du temps ».
Tamara de Lempicka sublima ce principe et accentua la valeur décorative de sa création en choisissant des modèles stylés, en soignant la précision du dessin, l’éclairage et l’harmonie des formes.
Ses peintures furent repérées par des journalistes de magazines de mode européens et américains lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925, qui donnera plus tard son nom au style Art déco.
Certains critiques d’art étaient réticents face à une représentation à la limite du kitsch ou de la provocation, mais son style et ses thèmes convenaient aux goûts de riches citadins. Ils lui commandaient de nombreux nus et portraits, le plus souvent grandeur nature, pour décorer leur intérieur.
La vie sociale de Lempicka était alors en correspondance avec sa production artistique. La peintre se présentait comme une jeune femme libre qui évoquait sa bisexualité sans ambiguïté, et multipliait les relations amoureuses et sexuelles avec des partenaires dont un bon nombre étaient ses mécènes et modèles. Le scandale amena Tamara et Tadeusz à divorcer en 1928.
Kizette
Entre 1923 et 1933, l’artiste représenta sa fille sous cinq motifs différents. En 1927, Lempicka obtint le premier prix à l’Exposition internationale des Beaux-Arts de Bordeaux pour l’un de ses portrait, intitulé « Kizette au balcon ». Elle créa aussi « Kizette en rose », une œuvre acquise par le Musée d’Art de Nantes.
Peu après, Tamara en réalisa un deuxième exemplaire pour sa collection personnelle. A l’image d’une petite fille modèle, Kizette porte une tenue d’été impeccable, au blanc immaculé. Mais son regard défie le spectateur et sa pose laisse transparaître une sensualité caractéristique des portraits de Lempicka. Un cadrage serré, emprunté aux techniques de l’affiche publicitaire, renforce la présence de Kizette, ainsi représentée grandeur nature. Les formes simples et épurées manifestent l’héritage cubiste.
L’effervescence
A son retour de New York en 1929, l’icône de l’Art déco s’installa dans un nouvel appartement-atelier situé 7, rue Méchain dans le 14e arrondissement de Paris. Le célèbre designer Robert Mallet-Stevens venait de signer cet immeuble avant-gardiste.
La sœur de Tamara, Adrienne Gorska de Montaut (1899-1969), qui avait immigré à Paris en 1919, fut l’une des premières femmes à obtenir en France le diplôme d’architecte en 1924. Collaboratrice de Mallet-Stevens, Ada ne fut certainement pas étrangère au choix de sa sœur et participa à la décoration de son appartement. Adepte de l’acier chromé, elle élabora des meubles aux formes confortables et épurées, proches des conceptions de Charlotte Perriand en association avec Le Corbusier.
La crise économique se propageait progressivement en Europe et la parenthèse enchantée des Années folles prenait fin. La vie et l’œuvre picturale de Tamara de Lempicka eurent cependant le temps de connaître une période d’effervescence, tandis qu’une partie du gotha parisien défilait rue Méchain.
Ses portraits théâtralisaient cette élite sociale et culturelle, héros du quotidien de l’artiste. La peintre transforma ainsi Marjorie Ferry, une chanteuse de cabaret dont le mari banquier avait commandé le portrait, en déesse des temps modernes posant devant une colonne dorique.
La baronne au pinceau
Tamara se remaria en 1933 avec le baron Raoul Kuffner, un richissime propriétaire foncier austro-hongrois. Grand admirateur et collectionneur de ses toiles, il était devenu son amant depuis quelques temps.
Tamara de Lempicka changea alors de vie, mais aussi de motifs picturaux, abandonnant la posture rebelle qui l’avait inspirée jusqu’alors. Il faut dire qu’elle avait de quoi déprimer face aux bouleversements du monde, et de son monde. Dès mars 1939, fuyant le nazisme, le couple décida d’émigrer avec Kizette aux États-Unis.
Pendant un moment encore, les stars de Hollywood s’arrachèrent à prix d’or le privilège de poser pour celle qu’ils surnommaient « La baronne au pinceau », qui les vénérait tout autant.
En 1942, alors que les Etats-Unis venaient d’entrer en guerre, Tamara se retira dans sa maison de campagne du Connecticut. Elle y retrouva une forme de sérénité en se consacrant à la représentation de natures mortes. L’artiste s’attachait à construire des compositions simples dont la profondeur rappelait la tradition du trompe l’œil. Elle y reprenait aussi les tonalités typiques de ses portraits Art déco.
Dans l’oubli
Reconnue principalement pour son oeuvre la plus décorative, associée à une beauté sculpturale et une réussite ostensible, Lempicka réalisa à cette époque des portraits moins connus, suscitant des sentiments très différents, tel ce portrait d’une femme fuyant la guerre avec son enfant.
Dans les années 1950, l’artiste s’orienta également sans grand succès vers l’Art abstrait avant de tomber dans l’oubli. Après la mort de son mari en 1962, Tamara de Lempicka abandonna la peinture. Elle s’installa au Mexique à partir de 1974, où elle s’éteignit dans son sommeil le 18 mars 1980. Respectant les dernières volontés de sa mère, Kizette en dispersa les cendres au sommet du volcan Popocatépetl.
Il fallut attendre le retour de la mode Art déco pour assister à la renaissance éclatante de l’une de ses icônes les plus emblématiques.
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Bibliographie :
. Magdalena Wróblewska: Tamara Łempicka (Tamara de Lempicka), Culture.pl, 2010.
. Karolina Dzimira-Zarzycka: Tamara Łempicka, « Autoportret w zielonym bugatti »», Culture.pl, 2017.
. Collectif: Tamara de Lempicka, Femme fatale des Art déco , Ostfildern-Ruit, 2004.
. Małgorzata Czyńska: Łempicka. Triomphe de la vie, Wydawnictwo Znak, 2020.
. Axelle Corty: Tamara de Lempicka, une pionnière du star system , Connaissance des Arts, 2020.