Sur la Côte de granit rose, au nord de la Bretagne, un intrigant manoir de style néo-gothique se dresse sur un îlot rocheux au large de Ploumanac’h. Mathématicien, inventeur et ingénieur polonais, Bruno Abdank-Abakanowicz imagina ce palais d’été pour sa fille à la fin du 19e siècle. Séjournant plusieurs fois au château de Costaérès, son très cher ami Henryk Sienkiewicz y aurait écrit une partie de son roman Quo Vadis ?, succès planétaire qui lui valut le prix Nobel de littérature.
Bruno Antoni Abakanowicz dit Abdank-Abakanowicz (1852-1900) vit le jour non loin de Wilno (Vilnius), dans une famille de noble ascendance lituano-polonaise. L’actuelle capitale lituanienne se trouvait dans la partie du territoire de la République des Deux Nations, placée sous l’autorité de la Russie tsariste entre 1795 et 1920.
A vingt-trois ans, Bruno Abakanowicz rejoignit l’université de Lwow (aujourd’hui Lviv en Ukraine). La région de Galicie, où se trouvait l’ancienne capitale culturelle du Royaume de Pologne, était alors administrée par l’Empire d’Autriche. L’étudiant y effectua sa thèse de doctorat de mathématiques et devint maître de conférences. Surtout, il eut l’opportunité d’y suivre l’enseignement de Wawrzyniec Zmurko (1824-1889). L’initiateur de l’école de mathématique de Lwow était aussi un pionnier de la recherche sur les intégrateurs mécaniques. Dans ses pas, Abakanowicz se passionna pour ce sujet et inventa de révolutionnaires instruments de mesure. Il déposa notamment en 1880 un brevet pour l’intégraphe, un outil très utile permettant de calculer la surface de formes complexes.
Une amitié indéfectible
En 1875, Bruno Abakanowicz fit la connaissance à Lwow de Henryk Sienkiewicz (1846-1916). Les deux hommes partageaient des racines tatares lituaniennes. Le futur Nobel de littérature était alors journaliste pour Gazeta Polska et co-propriétaire du bimensuel Niwa. Il venait d’effectuer son premier voyage à l’étranger, en France et en Belgique, et préparait un long périple de deux ans aux États-Unis. A son retour, il resta quelques mois à Paris. Abakanowicz l’y retrouva à l’occasion de l’Exposition universelle de 1878. Le jeune scientifique invita l’écrivain à séjourner chez lui à Lwow, au printemps suivant, pour, entre autres, présenter ses Lettres de Voyage en Amérique dans des conférences publiques. Une amitié indéfectible était née.
Abakanowicz déménagea en France en 1881. Il fit rapidement fortune grâce à ses inventions et ses talents d’entrepreneur. Il épousa une jeune Polonaise prénommée Marcela. Leur fille Zofia naquit le 15 juin 1883 dans le cinquième arrondissement de Paris. Ils acquirent une immense villa moderne, bien évidemment électrifiée, sur le Quai du Parc Saint-Maur en bord de Marne. L’ingénieur y installa son propre atelier d’électromécanique.
Il obtint le privilège d’exposer certaines de ses inventions à l’Exposition universelle de 1889, dans la prestigieuse section Electricité du pavillon des États-Unis. Il fut décoré de la Légion d’honneur la même année. En 1893, la Compagnie Française Thomson-Houston, filiale de la société américaine General Electric, le recruta. Aux États-Unis, les trois-quarts du réseau des tramways était déjà électrifié alors qu’en France la traction à cheval ou à vapeur continuaient de régner. Avec son « tramway électrique par fil aérien », Thomson-Houston disposait d’une technologie fiable, protégée par des brevets. C’est ainsi que Abakanowicz dirigea l’électrification de plusieurs réseaux urbains dont celui de Lyon. Il obtint la naturalisation française en 1896 sous l’état civil de « Bruno-Antoine Abakanowicz, Ingénieur ».
Le château de Costaérès
Après son divorce vers 1890, il reçut la garde de Zofia et rechercha un lieu idéal où faire construire un palais d’été pour sa fille adorée. La mode était aux bains de mer et à l’air iodé. Des amis lui recommandèrent la Côte de granit rose, atteignable en train de Paris, populaire pour ses amas rocheux aux formes étranges et son archipel des Sept-Îles.
Durant l’été 1892, Bruno Abakanowicz acheta l’îlot de Costaérès, accessible à pied à marée basse. L’ancien propriétaire, un douanier perrosien, y cultivait des pommes de terre et y faisait sécher des algues et des poissons. En breton ancien, Coz-seherez signifie d’ailleurs “vieille sècherie”. L’inventeur polonais fit construire un imposant manoir de style néo-gothique en granit rose, caractéristique des villégiatures sur la Côte à la fin du 19e siècle. Les travaux durèrent environ quatre ans. Lors d’une tempête, en septembre 1896, un brick-goélette baptisé Le Maurice s’échoua sur l’îlot. Avec l’aide d’Abakanowicz, des pêcheurs locaux parvinrent à sauver six des sept membres de l’équipage. Et, selon la légende, certaines boiseries du navire servirent à la finition du château.
Pour recevoir ses amis, Abakanowicz fit aussi construire à Ploumanac’h l’hôtel Bellevue, dont il confia la gérance puis la propriété à Prosper Limbourg, originaire de Pont-Aven et artiste amateur. L’ingénieur polonais fit aussi installer des viviers, et transformer un ancien moulin à mer en fabrique de glace, pour conserver poissons et homards, destinés à ses hôtes ainsi qu’à la commercialisation.
Parc Saint-Maur
En 1884, Henryk Sienkiewicz avait fait publier un roman historique sous la forme d’un feuilleton dans des journaux polonais. Par le fer et par le feu relatait les aventures d’un jeune officier au milieu du 17e siècle, marqué par l’insurrection des cosaques et des tartares des confins ukrainiens contre le roi de Pologne. L’auteur souhaitait ainsi raviver le patriotisme polonais. Le roman rencontra un important succès populaire parmi ses compatriotes et devint le premier tome d’une trilogie.
La tuberculose emporta son épouse l’année suivante, peu après la naissance de leur fils et de leur fille. Pendant quelques années, il préféra fréquenter les stations thermales où il pensait préserver la santé de ses enfants. Il ne fit donc que de très courts séjours à Paris. Puis la vaste maison de l’ingénieur à Saint-Maur devint l’adresse parisienne favorite de l’écrivain et de ses enfants. Les deux hommes avaient des filles du même âge qui devinrent les meilleures amies. Sienkiewicz pouvait y rencontrer des connaissances de l’ingénieur : savants, artistes ou hommes de lettres, tous militants de la cause patriotique polonaise.
Il expliquait aussi : « La proximité de Paris permet de respirer une atmosphère de grande culture, mais ne m’empêche pas pour autant de jouir du silence et de la paix du Parc Saint-Maur. […]. Presque nulle part, je n’ai autant de facilité à écrire que chez lui. »
Le futur Nobel y créa notamment une grande partie du roman historique intitulé Les Chevaliers Teutoniques, dont son épisode-clé, la bataille de Grunwald. L’intrigue a pour cadre la Pologne moyenâgeuse, en proie aux chevaliers teutoniques au début du 14e siècle. D’abord publié sous la forme d’un feuilleton entre 1897 et 1899, le roman rencontra un important succès populaire et fut progressivement édité en vingt-cinq langues à partir de 1900.
Quo Vadis ?
À partir de 1895, Henryk Sienkiewicz effectua de longs séjours estivaux au manoir de Costaérès. Il était accompagné de ses enfants et de leurs gouvernantes. L’une d’entre elles fut chargée d’enseigner le polonais à Zofia, qui, à treize ans, ignorait toujours sa langue d’origine.
L’auteur y aurait notamment rédigé une partie de son chef-d’œuvre, le roman Quo Vadis ?. Derrière une histoire d’amour et une intrigue captivante, il y décrit un choc de civilisations : le crépuscule du monde antique et la naissance du christianisme aux temps néroniens. D’abord publié sous la forme d’un feuilleton dans la revue Gazeta Polska entre mars 1895 et février 1896, il vaudra à son auteur le prix Nobel de littérature en 1905, ainsi qu’une renommée internationale.
En août 1898, Sienkiewicz écrivit à sa belle-sœur : « De retour sur « l’Île de la Gourmandise », j’avais une bonne chambre près de la tour, et un studio dans la tour elle-même, avec quatre fenêtres – un angle parfait […] C’était clair, agréable – et avec vue sur le port, la haute mer, les Sept Îles, donc écrire était bon et facile. »
Une photographie montre l’écrivain assis sur la terrasse du manoir. Derrière, de gauche à droite, se tiennent la gouvernante anglaise de sa fille, puis Jadwiga sa fille, Zofia Abakanowicz et deux gouvernantes polonaises. L’artiste et ami Leon Wyczolkowski, professeur de peinture de Jadwiga, pose les bras croisés. Henryk Jozef, le fils de Sienkiewicz, regarde son père. Enfin, Bruno Abakanowicz, appuyé sur une canne, fixe l’objectif du photographe.
L’amateur d’art
Bruno Abakanowicz se comportait comme un homme de la Renaissance, avide de contribuer au développement des sciences et des arts. Il aimait passer des soirées à réciter des poésies polonaises en compagnie d’amis. Très bon pianiste, il jouait surtout Chopin et Schumann.
Collectionneur d’œuvres d’art, il fut le mécène de peintres polonais, plus particulièrement Aleksander Gierymski (1850-1901), dont il appréciait le réalisme lumineux. Il accueillit au Parc Saint-Maur de nombreuses personnalités scientifiques ou culturelles, ainsi que les plus célèbres hommes de lettre polonais de son temps. Outre son ami Henryk Sienkiewicz, Il y reçut notamment un jeune écrivain prometteur, Wladysław Reymont (1867-1925), futur prix Nobel de littérature pour son chef d’œuvre Les Paysans.
Le peintre Leon Wyczółkowski (1852-1936) lui rendit visite à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris au printemps 1900. Il réalisa alors un rare portrait intimiste de son mécène. Quelques mois plus tard, le 29 août 1900, Bruno Abakanowicz fut victime d’une crise cardiaque et mourut en présence même de ses amis, dans sa villa du Parc Saint-Maur.
Epilogue
Par fidélité à son ami disparu, Henryk Sienkiewicz prit Zofia sous sa tutelle officielle. Il la traita comme sa fille, tandis que Jadwiga la considérait comme sa sœur. Zofia suivit les meilleures études universitaires à Londres et à la Sorbonne.
Mariée en 1908 à l’artiste-peintre Stanislaw Pstrokonski-Poraj (1871-1954), Zofia fit agrandir le manoir de Costaérès. Elle y reçut le Tout-Paris des Années folles. Yvonne Printemps, Pierre Fresnay, Colette et André Gide comptèrent parmi les visiteurs réguliers.
L’historien Alphonse Bronarski (1891-1965) rapporta en 1926 dans la revue mensuelle Les amis de la Pologne sa visite du manoir, guidé par le gendre de Bruno Abakanowicz. Il conclut son article par : « […] Ainsi donc Ploumanac’h, un modeste village de pêcheurs bretons, dont le château polonais est le plus grand ornement, est inséparablement lié à l’histoire de l’activité littéraire d’Henri Sienkiewicz. […] De nombreuses cartes postales représentant le château de Costaérès portent des inscriptions qui mentionnent que c’est ici qu’Henri Sienkiewicz écrivit Quo Vadis; et le Polonais qui a eu la chance de visiter le château, le quitte tout ému en se rendant compte qu’il a trouvé sur cette terre bretonne un petit coin de sa patrie. »
Pendant la Deuxième guerre mondiale, l’armée hitlérienne occupa les lieux, avant de les saccager et détruire les archives familiales. Victime d’une rafle allemande alors qu’elle se trouvait à Varsovie, Zofia mourut le 12 février 1942 dans le camp nazi d’Auschwitz. En 1947, Danuta Pstrokonska (1911-1971), unique petite-fille de Bruno Abakanowicz, préféra vendre le manoir délabré et rester en Pologne.
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Bibliographie :
Henri Lossier: L’intégraphe Abdank-Abakanowicz, Publication G. Coradi, Zurich, 1911
Alphonse Bronarski: Le château de Costaérès à Ploumanac’h, revue Les amis de la Pologne, 1926
POP : la plateforme ouverte du patrimoine, Maison de villégiature dite Château de Costaérès (Trégastel), Inventaire général, 2000 (online, accéss 03.10.2024) https://pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/IA22000298
Magdalena Laskowska et Danuta Godyń: Portrait de Bruno Abdank-Abakanowicz, par Leon Wyczolkowski, Notice d’exposition du Musée National de Cracovie, 2011.
Sienkiewicz dans le temps et dans l’espace, sous la direction de Maria Delaperrière, collection Texte/S, Eur’Orbem Editions, 2018.