Jan Styka: Esquisse pour le panorama Golgotha. 1896. Détail.
Littérature,  Peinture

Jan Styka, le peintre de Quo vadis

Renommé pour ses formats panoramiques de scènes historiques et religieuses dont certains connurent un prestigieux destin, Jan Styka (1858-1925) fut aussi l’éminent illustrateur d’une luxueuse édition française du roman Quo vadis, dont le succès planétaire valut le prix Nobel de Littérature à son compatriote, l’écrivain Henryk Sienkiewicz. 

Jan Styka naquit le 8 avril 1858 à Lwow, haut-lieu historique de la culture polonaise, à l’époque capitale administrative de la Galicie autrichienne. Il perdit sa mère à l’âge de six ans. Son père, ancien officier ayant abandonné l’armée pour se marier, était fonctionnaire aux impôts et déménageait fréquemment dans la province. Jeune adolescent, Jan s’initia au dessin puis à l’aquarelle au gré de ces déplacements, se perfectionnant grâce à des cours particuliers.

Persévérant, il partit étudier à l’Académie de peinture de Vienne malgré les réticences de son père. A la mort de celui-ci, Jan obtint une bourse lui permettant de poursuivre ses études. L’Académie le récompensa d’une médaille d’or en 1880. La capitale autrichienne accueillait l’Ognisko, une importante association intellectuelle polonaise. Doté d’une forte personnalité, Jan s’y illustra en récitant des poèmes. Il put ainsi rencontrer des notabilités artistiques et politiques. En 1881, honoré d’un prestigieux Prix de Rome, il partit poursuivre sa formation artistique dans la capitale italienne.

Regina Poloniae

L’histoire de la partition de la Pologne et les sujets religieux, omniprésents dans ses œuvres, trouvèrent rapidement leur première expression chez cet admirateur de Jan Matejko (1838-1893). Sur l’invitation du maître polonais, Jan Styka rejoignit l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie en 1882, où il étudia pendant trois ans.

Il y créa Regina Poloniae, médaille d’or à Varsovie, qui lança sa carrière. Le tableau s’inscrivait dans la tradition romantique européenne, où prévalait la liberté des nations. Une figure allégorique guidait ou protégeait la patrie. La Madone était ainsi Reine de Pologne.

Jan Styka, Regina Poloniae. 1883. Reproduction dans la biographie de A. Malaczynski, 1930.
Jan Styka: Regina Poloniae. 1883. Reproduction dans la biographie de A. Malaczynski, 1930.

Famille

En juin 1884, Jan épousa Maria, son amour d’adolescent, qui décéda sept mois seulement après le mariage. Le souvenir de cette tragédie personnelle survivra artistiquement par des portraits religieux dont le minimalisme renforce le mysticisme.

Jan Styka: Maria. 1890. Huile sur toile. 84 x 37.5 cm. Collection privée.
Jan Styka: Maria. 1890. Huile sur toile. 84 x 37.5 cm. Collection privée.

Deux ans plus tard, il s’unit en secondes noces avec Lucyna Olgiati, peintre amateur et fille de notables de la ville de Kielce. Cette même année 1886, Regina Poloniae était exposée au Salon des artistes français tandis que son auteur fréquentait l’atelier parisien du portraitiste Carolus-Duran. Les deux époux choisirent donc de s’installer quelques temps à Paris, avant de rentrer à Kielce où naquirent leurs deux fils, Tadeusz (1889-1954) et Adam (1890-1959). Tous deux élèves de leur père, l’aîné deviendra un portraitiste estimé, le cadet un peintre orientaliste renommé.

Jan et Lucyna achetèrent en 1890 une propriété à Lwow où ils firent concevoir par l’architecte Julian Zachariewicz une élégante maison de ville pour abriter leur famille ainsi qu’un spacieux atelier d’artiste.

Polonia

C’est ici qu’à l’occasion du centenaire de la Constitution du 3 mai 1791, le peintre créa l’œuvre allégorique Polonia, célébrant l’effort héroïque des patriotes polonais pour libérer leur nation de la partition. Le général Kosciuszko est la figure centrale de la composition. Il a revêtu un manteau de paysan en hommage symbolique à la participation des faucheurs à la bataille victorieuse de Raclawice. Autre héros de l’indépendance polonaise, le poète Adam Mickiewicz est représenté devant les chefs spirituels de la nation, religieux ou artistes, réunis autour de la croix.

Jan Styka: Polonia. 1891. Musée National de Wroclaw.
Jan Styka: Polonia. 1891. Musée National de Wroclaw.

L’entreprenant Jan Styka eut ensuite l’idée de présenter à l’Exposition nationale de Galicie de 1894, qui se tenait à Lwow, une peinture panoramique gigantesque commémorant le centième anniversaire de la bataille de Raclawice. Pour célébrer la victoire de Tadeusz Kosciuszko sur l’armée tsariste, Styka s’associa à Wojciech Kossak et sept autres peintres polonais. Le Panorama de Raclawice, œuvre circulaire de 114 mètres de circonférence, est aujourd’hui installé à Wroclaw dans une rotonde dédiée.

Auréolé d’une notoriété grandissante et disposant désormais d’une salle d’exposition de grande dimension, Styka s’attela à créer deux œuvres religieuses monumentales.

La première, intitulée Golgotha, lui fut suggérée par Ignacy Jan Paderewski, célèbre pianiste et compositeur polonais, alors exilé à Paris. L’idée était de peindre une œuvre symbole d’espoir, à l’image de celui entretenu pour ressusciter la Pologne.

Très minutieux, le peintre se rendit trois mois en Palestine pour s’imprégner des paysages et de l’atmosphère orientale. Il passa la Semaine Sainte à Jérusalem. Ayant reconstitué l’esprit des lieux dans son imagination d’artiste, il prit alors soin de faire bénir sa palette à Rome par le pape Léon XIII.

Golgotha

Ainsi préparé, il réalisa une toile immense de 59 mètres de long et 14 mètres de haut, organisée selon une mise en scène élaborée et comportant plus de cent personnages sous la forme de portraits travaillés. Styka n’oublia pas de s’y représenter sous les traits de Paul de Tarse.

Jan Styka: Esquisse pour le panorama Golgotha. 1896. Musée National de Szczecin.
Jan Styka: Esquisse pour le panorama Golgotha. 1896. Musée National de Szczecin.

Golgotha fut présenté d’abord à Lwow en 1896, puis à Varsovie, Kiev et Moscou où le panorama resta près de trois ans. En 1904, la toile fut expédiée aux Etats-Unis pour être montrée à l’Exposition universelle de Saint-Louis, qui célébrait alors le centenaire de l’achat de la Louisiane à la France.

Faute d’espace suffisant, l’œuvre ne put finalement être montrée. Qui plus est, comme le peu scrupuleux partenaire américain de l’artiste refusait de régler les droits de douane de retour, elle fut saisie et vendue aux enchères. Oubliée, la peinture fut retrouvée quarante ans plus tard, en très mauvais état, dans la cave d’un ancien opéra de Chicago.

Le fondateur d’une entreprise chargée de l’administration de cimetières privés en Californie proposa de l’acheter. Le millionnaire chargea Adam Styka de restaurer l’œuvre de son père, ce qui prit deux années. Il fit aussi construire une magnifique salle équipée de neuf cents sièges pour exposer le panorama au sommet du prestigieux cimetière Forest Lawn Memorial Park qui rassemble, au nord de Los Angeles, les tombes de plus de mille célébrités de Hollywood. L’inauguration eut lieu le Vendredi saint de l’année 1951. À ce jour, on estime que vingt millions de spectateurs ont ainsi pu admirer, dans une ambiance hollywoodienne, le plus grand tableau religieux du monde, sous le titre Crucifixion.

Fin 1951, les cinémas américains projetaient Quo vadis, un film adapté du roman éponyme qui allait connaître un succès populaire considérable.

Quo Vadis

Henryk Sienkiewicz avait publié ce phénomène littéraire d’abord sous la forme d’un feuilleton dans la revue Gazeta Polska en 1895. Jan Styka s’était inspiré de ce roman de son compatriote pour réaliser alors un second panorama religieux intitulé Le martyre des chrétiens au cirque de Néron (1897). Il l’exposa au Palais de glace des Champs-Elysées à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris en 1900. Le tableau sera perdu pendant la guerre.

Le martyre des chrétiens au palais de Néron. Affiche, 1900.
Le martyre des chrétiens au palais de Néron. Affiche, 1900.

Au même moment, Quo vadis, traduit dans de multiples langues, connaissait un succès international. Il faut dire que sa célébration de l’amour d’un patricien romain et d’une jeune chrétienne, dans une succession de péripéties émouvantes, tranchait favorablement avec la noirceurs des écrits naturalistes de la fin du 19e siècle, à l’image des romans de leur chef de file, Emile Zola.

Véritable galerie de fresques colorées, le récit de Sienkiewicz se prêtait en outre particulièrement bien à l’illustration. C’est ainsi que l’éditeur Ernest Flammarion recruta Styka pour une luxueuse « traduction nouvelle et complète illustrée par Jan Styka » de Quo vadis, roman néronien (1901-1904). L’artiste réalisa à cet effet deux cents dessins, ainsi que quinze tableaux d’exposition, qui seront pour la plupart perdus dans un incendie à l’Exposition universelle de Saint-Louis. Henryk Sienkiewicz reçut le prix Nobel de littérature en 1905 et Jan Styka devint désormais le célèbre « peintre de Quo vadis ». Il illustra aussi l’édition par Flammarion en 1901 de la traduction de Suivons-le !, une nouvelle de Sienkiewicz dont Quo vadis avait repris le thème et la trame à quelques années d’intervalle.

Jan Styka: Saint-Pierre prêchant à l’entrée des catacombes. 1902. Huile sur carton. 51.5 x 72.5 cm. Collection privée (polswissart.pl).
Jan Styka: Saint-Pierre prêchant à l’entrée des catacombes. 1902. Huile sur carton. 51.5 x 72.5 cm. Collection privée (polswissart.pl).

L’âme de la Pologne

Certains avaient vu dans la noble vierge Lygie sauvée par le doux colosse lygien Ursus une allusion symbolique à la Pologne, le peuple lygien étant considéré au 19e siècle comme l’ancêtre des Polonais.

Jan Styka: Ursus enlevant Lygie à l’épreuve du cirque, 1901-1904. Illustration.
Jan Styka: Ursus enlevant Lygie à l’épreuve du cirque, 1901-1904. Illustration.

En attendant la délivrance de sa chère patrie, Jan Styka s’offrit vers 1906 une vaste villa-atelier entourée de jardins à Garches, à l’ouest de Paris. Ses deux fils fréquentaient des ateliers parisiens.

Tadeusz Styka: Portrait de mon père à Garches, 1908. Huile sur toile. Musée National de Wrocław.
Tadeusz Styka: Portrait de mon père à Garches, 1908. Huile sur toile. Musée National de Wrocław.

Comblé, le peintre n’avait sans doute pas oublié son amour de jeunesse, et, quand il représentait la Madone, c’était peut-être la chevelure de Maria qui prenait de l’âge dans son esprit.

Jan Styka: Madone. 1906. Huile sur carton. 73 x 60 cm. Collection privée (agraart.pl).
Jan Styka: Madone. 1906. Huile sur carton. 73 x 60 cm. Collection privée (agraart.pl).

Bientôt la Grande Guerre éclata, porteuse certes de menaces pour l’Europe mais aussi de l’espoir d’une renaissance nationale pour la diaspora polonaise. Actif patriote, Jan Styka fit publier ses discours en 1915 sous le titre « L’âme de la Pologne ».

Jan Styka: Rêves de volontaires polonais dans les tranchées françaises. 1914. Musée National de Lublin.
Jan Styka: Rêves de volontaires polonais dans les tranchées françaises. 1914. Musée National de Lublin.

En 1919, alors que la Pologne venait de retrouver son indépendance, c’est toutefois à Capri que Styka décida de passer les dernières années de sa vie. Il admirait la nature sauvage de l’île, célébrée par les artistes romantiques polonais. Il fit l’acquisition de la villa Certosella et y fonda un musée Quo vadis. Consacré au roman de Sienkiewicz et aux débuts du christianisme, il ne survécut malheureusement pas à la mort du peintre.

L’Odyssée

Suite à la commande d’un éditeur souhaitant illustrer une publication de l’Odyssée d’Homère, Jan Styka accomplissait un consciencieux périple dans les pas d’Ulysse, accompagné de ses deux fils. Il présenta en 1923, à l’occasion du Salon des artistes français au Grand-Palais, la plupart des plus de quatre-vingt tableaux illustrant ainsi l’ouvrage.

Jan Styka: Ulysse échappe à Charybde. Vers 1920. Huile sur carton, 76.5 x 57.5 cm. Collection privée (mutualart.com).
Jan Styka: Ulysse échappe à Charybde. Vers 1920. Huile sur carton, 76.5 x 57.5 cm. Collection privée (mutualart.com).

Se confiant à un journaliste du Figaro, le peintre expliqua : « Ithaque, c’est la Pologne. Ulysse fut éloigné pendant vingt ans de sa patrie. Les Polonais furent séparés de la leur pendant un siècle et demi. Voilà pourquoi j’ai voulu faire revivre cette magnifique épopée […] Je crois en une vie antérieure et je suis persuadé qu’avant d’être polonais je fus grec ».

Jan Styka s’éteignit à Rome en juin 1925. En 1959, sa dépouille rejoignit Forest Lawn Memorial Park pour reposer dans la cour d’honneur du Grand Mausolée, auprès de son Golgotha.

Le dernier tableau de Jan Styka, dont il travailla la finition presque jusqu’aux derniers instants de sa vie, reprit le motif christique d’une toile réalisée à Capri en 1924 et offerte en cadeau au Vatican.

Jan Styka: Christ couronne d’épines en main. 1925. Huile sur toile. 102.5 x 66 cm. Collection privée (polswissart.pl).
Jan Styka: Christ couronne d’épines en main. 1925. Huile sur toile. 102.5 x 66 cm. Collection privée (polswissart.pl).

Pour visualiser Golgotha à Forest Lawn Memorial Park, cliquez ici.


Vous pouvez lire l’article sur l’œuvre majeure aujourd’hui conservée à Wroclaw: Le Panorama de Raclawice.


Bibliographie :

. Henryk Sienkiewicz: Suivons-le ! illustré par Jan Styka.  Paris, Flammarion (1901).

. Henryk Sienkiewicz: Quo vadis, roman néronien, illustré par Jan Styka. Paris, Flammarion (1901-1904).

. Boyer d’Agen: L’écrivain et le peintre de Quo vadis. Paris, Ilya Lapina (1912).

. Odyssée d’Homère, illustré par Jan Styka. Paris, Société générale d’impression et d’édition (1922- 1927).

. Le Figaro, supplément artistique (28 juin 1923).

. Aleksander Małaczynski: Jan Styka (szkic biograficzny). Lwów, Drukarnia Uniwersytecka (1930).

. Jan Główka: Kielecki epizod Jana Styki. Rocznik Muzeum Narodowego w Kielcach 19, 211-227, 1998.

. Tomasz Seweryn: „Golgota” Jana Styki króluje z kalifornijskiego wzgórza. Nowy dziennik (20 avril 2019).

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