De nombreux peintres polonais séjournèrent en Bretagne au tournant des 19e et 20e siècles. Wladyslaw Slewinski, l’unique slave de l’École de Pont-Aven, en figura le chef de file. La dure vie de labeur au cœur et à la merci de la nature, les âmes discrètes et pieuses leur rappelaient surement les campagnes et montagnes polonaises. Les paysages et traditions de la mer les intriguaient. Ils constituaient aussi des motifs hors pair pour l’exercice de leur art.
Le milieu du 19e siècle vit l’essor de la peinture de plein air, grâce à l’apparition des tubes de couleur et le développement du chemin de fer. Aux beaux jours, les artistes quittaient leurs ateliers citadins pour se mettre à la recherche des paysages naturels les plus inspirants.
Les pionniers
Alors très enclavée, la Bretagne se distinguait par sa langue, sa religiosité, ses traditions vestimentaires et folkloriques. Sa campagne parsemée de calvaires et de chapelles rivalisait en expressivité avec sa côte granitique et ses petits ports de pêche.
Avec la construction entre 1862 et 1867 de deux importantes lignes de chemin de fer, les côtes bretonnes devinrent une évidente terre de séjour pour les artistes en quête d’authenticité et d’exotisme. Et dès les années 1870, de nombreux peintres de style académique ou réaliste, souvent étrangers, parfois américains, fréquentèrent la région.
Parmi ceux-ci, des artistes réalistes polonais comme Aleksander Gierymski (1850-1901), Anna Bilinska-Bohdanowicz (1857-1893) et Olga Boznanska (1865- 1940) créèrent notamment de belles études de jeunes filles bretonnes. Tous soulignaient l’élégante simplicité des tenues traditionnelles de leurs modèles.
L’œuvre de Gierymski faisait partie de la collection de la prestigieuse galerie Zacheta de Varsovie. Elle disparut pendant la Seconde Guerre mondiale. Si elle fut volée, il reste une chance qu’elle réapparaisse un jour, comme d’autres, à l’occasion d’une vente aux enchères internationale.
Gierymski influença le peintre paysagiste Wladyslaw Wankie (1860-1925), en faisant progresser sa sensibilité aux effets de couleur et de lumière observés dans la nature. Celui-ci passa quelques mois de 1894 dans le village de Cancale, renommé pour la culture des huîtres.
Le Polonais de Pont-Aven
Situé à une vingtaine de kilomètres de la gare de Quimperlé, Pont-Aven, pittoresque bourg avec son port de pêche et son moulin, devint l’une des destinations favorites des artistes. Paul Gauguin lui apporta une notoriété sans équivalent. Ennuyé par l’impressionnisme dominant alors la capitale, le célèbre peintre se rendit une première fois à Pont-Aven en 1886. Sa personnalité colorée attira d’autres artistes qui constituèrent un groupe informel à la recherche d’une nouvelle esthétique. Inspiré de l’estampe japonaise et de l’art du vitrail, le cloisonnisme consistait en aplats de couleurs, séparés par des cernes marqués. Gauguin donna à cette technique une dimension symboliste en la faisant évoluer vers ce qu’il appela synthétisme. L’œuvre devait désormais refléter à la fois la réalité, sa perception par le peintre et la pureté esthétique des formes et des couleurs.
Peu après son arrivée à Paris en 1888 pour y suivre une éducation artistique, Wladyslaw Slewinski (1856-1918) rencontra Paul Gauguin au café-restaurant Chez Madame Charlotte, lieu de rendez-vous de la bohème de Montparnasse. Les deux artistes devinrent immédiatement amis. Slewinski admirait la simplicité et l’excentricité de son aîné de huit ans. Gauguin appréciait la compagnie exotique de celui qu’il surnommait Le peintre polonais.
Wladyslaw Slewinski se rendit en Bretagne dès l’été 1889. Il adopta le synthétisme et devint ainsi le seul représentant slave de l’École de Pont-Aven. Entre 1889 et 1905, il passa tous ses étés au Pouldu, un hameau près de Pont-Aven. Eugenia, qu’il épousa en 1899, l’y accompagna et fut tout aussi séduite par la région et ses habitants.
Deux bretonnes avec un panier de pommes
L’influence artistique de Gauguin transparait dans la forme des portraits de Slewinski. Le cadre est dépouillé, l’habit toujours sobre. Mais chez Slewinski, le regard des personnages, davantage expressif, joue un rôle central de messager. Il invite le spectateur à la réflexion et à l’imagination.
Dans une autre toile caractéristique, le regard stoïque d’une vieille bretonne, dont la coiffe ressemble à une armure, symbolise la résilience humaine face aux épreuves de la vie.
Deux bretonnes avec un panier de pommes est le tableau le plus emblématique de cette période. L’atmosphère paisible émanant de cette scène est considérée comme la signature artistique de Slewinski. Sa palette de couleur est plus sobre que celle de Gauguin. Elle contribue à l’impression de mélancolie typique de l’œuvre du peintre.
Les marines de Slewinski
Pour les paysages, le synthétisme de Slewinski consistait à sélectionner les éléments naturels les plus importants, en simplifier les lignes, les formes et les couleurs pour atteindre une forme d’harmonie. Et la mer fut sans aucun doute l’un de ses motifs préférés. Slewinski laissa ainsi environ soixante-dix marines, construites pour la plupart à partir de fragments de roches, d’écume et de ciel.
Dans ses premières représentations de la mer, la force des éléments ne succombe pas complètement au synthétisme, en évoquant un certain romantisme symbolique.
Lorsqu’elle apparaît, la présence humaine semble insignifiante et fragile. Et, quand la mer est calme, l’artiste sait nous faire percevoir le ciel orageux et ressentir le silence avant la probable tempête.
Dans ses marines plus tardives, Slewinski reprit les règles du synthétisme pour composer des formes plus sobres, qu’il semble capturer en quelques coups de pinceau. Les thèmes côtiers récurrents témoignent de sa fascination persistante pour la ligne séparant les éléments naturels.
Après être retourné vivre quelques années en Pologne, le couple Slewinski revint en France en 1910. Ils s’installèrent à Doëlan, un petit port pittoresque du Finistère, où ils acquirent le manoir de Kersimon.
L’apprentissage à Doëlan
Le maître y accueillit plusieurs de ses jeunes compatriotes. Ce fut le cas de Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), futur théoricien de l’art avant-gardiste dans son ouvrage De la forme pure (publié en 1921). Il séjourna à Doëlan en 1911 et reprit alors le style synthétique formel de son hôte, sans y instiller le symbolisme ou le romantisme des éléments.
Tadeusz (Tadé) Makowski (1882-1932) étudia à l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie, notamment auprès du maître paysagiste Jan Stanislawski. En 1908, il s’installa à Paris. Influencé par Henri Le Fauconnier, devenu son ami, il s’essaya au cubisme. Et, en 1913, il l’accompagna à Ploumanac’h, où les rochers de granit rose et les maisons en pierre se prêtaient à merveille à l’interprétation cubiste.
Mais cette voie artistique ne satisfaisait pas le jeune peintre polonais. Au début de la première guerre mondiale, Slewinski l’invita à le rejoindre dans sa maison de Doëlan. En proie au caractère difficile de son aîné et alors que son séjour devait se prolonger, Makowski préféra s’éloigner de quelques kilomètres. A partir du printemps 1915, il loua ainsi une chambre à une modeste famille de paysans-pêcheurs de Keranquernat, près de la station balnéaire du Pouldu.
Le réalisme naïf de Makowski
Le peintre vivait dans la pauvreté, se nourrissant de pommes de terre et de lait fermenté. Il écrivit dans son journal : « J’ai une chambre avec vue sur la mer et une île. Le phare vacille et disparaît. Je ressens la solitude et j’aime cet état. Je reprends petit à petit mon travail normal. Les paysans avec qui je vis sont très honnêtes. Le soir, je les rejoins pour discuter. J’aime m’asseoir devant la grande cheminée au coin du feu avec eux. Je fume la pipe et je les divertis en bavardant. Je m’habitue à cette vie étrange ».
Tadeusz Makowski s’intéressait au folklore et à la ruralité. D’abord influencé par la simplicité expressive de Slewinski, son style évolua vers un réalisme naïf, inspiré par, à la fois, l’art populaire polonais et les primitifs flamands. Il développa ensuite un style métaphorique et poétique très personnel, représentant des enfants ou des adultes dans un univers magique.
Portraits de femmes
Née Maria Melania Kingsland, Mela Muter (1876-1967) vécut à Varsovie jusqu’à l’âge de 25 ans. Issue d’une famille aisée, elle reçut des cours de dessin et de peinture. En 1899, elle épousa Michal Muttermilch, un journaliste socialiste. Deux ans plus tard, le couple et leur nouveau-né s’installèrent à Paris.
Mela s’inscrivit à l’académie Colarossi, puis à celle de la Grande Chaumière, toutes deux mixtes. Essentiellement autodidacte, elle développa un style original très expressif, issu de la tradition postimpressionniste. Elle s’intégra très vite à la Société artistique et littéraire polonaise de Paris, et exposa dès 1902. Repérée par le célèbre marchand et collectionneur Ambroise Vollard, elle devint une portraitiste renommée du gotha artistique et politique parisien des Années folles.
Mela Muter se rendit en vacances à Concarneau dès 1901, où elle fréquenta le cercle de Pont-Aven. Elle effectua plusieurs séjours dans la région et les motifs bretons furent très présents dans son œuvre jusqu’en 1914. Mela s’intéressait alors plutôt à la misère humaine. C’est donc fort logiquement qu’elle choisit de représenter la communauté bretonne au travers de personnes âgées, marquées par l’expérience d’une vie difficile.
Le musée de Varsovie présente aussi une scène très originale d’une autre artiste. Karolina Grabowska (1861-1920) peignit en effet une vieille Bretonne assise dans une auberge, pipe à la bouche et verre à la main. Son regard mélancolique et volontaire tranche avec son visage et sa main marqués par le temps et les épreuves.
Couleurs bretonnes
Pionnier de l’impressionnisme en Pologne, Jozef Pankiewicz (1866-1940) fut nommé, en 1906, professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie. A partir de 1908, il habita Paris. Il se lia d’amitié avec Pierre Bonnard, dont l’influence lui permit d’élargir sa palette de couleurs. Pankiewicz voyagea en France, dont en Bretagne, pour y peindre des paysages en plein air. Il créa ainsi une série de vues du port et de la marina de Concarneau.
Elève de Pankiewicz, Jan Rubczak (1884-1942) effectua plusieurs séjours en Normandie et en Bretagne pour y représenter des paysages côtiers. Le peintre postimpressionniste expérimentait à cette occasion l’expressivité des couleurs et les nuances de la lumière. Les teintes fluctuantes de la mer le fascinaient.
Né à Varsovie, Henryk Hayden (1883-1970) s’installa à Paris en 1907 et passa lui-aussi plusieurs étés en Bretagne entre 1908 et 1912. Avant d’adhérer au cubisme à partir de 1915, il s’inscrivit dans les pas de Gauguin et de Slewinski. Dans son tableau 14 juillet à Doëlan, il aurait d’ailleurs représenté le patriarche polonais, coiffé d’un chapeau de paille et les mains croisées dans le dos, appréciant la fête au milieu des habitants de Doëlan.
Beaucoup d’autres noms pourraient s’ajouter à cette liste de peintres originaires d’Europe orientale qui exercèrent leur art sur cette péninsule de l’extrême occident du continent. Nous éviterons de les citer de peur d’en oublier.
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Bibliographie:
. Alicja Daszkiewicz: W. Ślewiński. Wydawnictwo Edipresse, 2006.
. Jan Rubczak (online, 28.05.2024) ipsb.nina.gov.pl/a/biografia/jan-rubczak-zm-1942-malarz-grafik
. Katarzyna Anna Kesling: Peintre – graphiste – acteur… L’activité de Jan Rubczak à Paris (online, 28.05.2024) paris.pan.pl/wp-content/uploads/2019/01/Annales_17_266-272.pdf
. Irena Kossowska: Józef Pankiewicz (online, 28.05.2024) culture.pl/pl/tworca/jozef-pankiewicz
. Władysława Jadwiga Jaworska: Władysław Ślewiński. Wyd. Kluszczyński, Kraków 2004.