Reymont
Culture,  Littérature,  Peinture

Les Paysans de Wladyslaw Reymont

L’écrivain polonais Wladyslaw Reymont (1867 – 1925) fut lauréat du prix Nobel de littérature en 1924 pour son roman Les Paysans (Chłopi), traduit dans au moins vingt-sept langues. Observateur hors pair et sensible, narrateur au talent inné, l’autodidacte développa en une dizaine années un don hors du commun pour le récit à la seule école de sa vie. Sa palette littéraire vivante et colorée fit échos aux courants artistiques de son temps : le réalisme de Jozef Chelmonski (1847 – 1914), l’impressionnisme de Wladyslaw Podkowinski (1866 – 1895), le naturalisme poétique du mouvement moderniste Jeune Pologne.

Wladyslaw Reymont, de son vrai nom Stanislaw Wladysaw Rejment, naquit dans un bourg situé à quatre-vingt kilomètres de la ville de Lodz (Łódź). Cette région polonaise avait été placée sous l’administration de l’Empire russe lors du congrès de Vienne de 1815. Le père de Wladyslaw (francisé en Ladislas) était l’organiste de l’église du village. Sa mère descendait d’une famille noble désargentée. Il avait six frères et sœurs. Fier de ses origines rurales, il aima dire que son premier travail, enfant, fut de garder les oies.

Son père l’envoya à Varsovie, auprès de sa sœur aînée, pour étudier et obtenir un diplôme de compagnon tailleur en 1885. Mais le jeune Wladyslaw, poussé par un esprit de liberté et de curiosité, préféra partir et devenir comédien dans un théâtre ambulant. Il ne trouva malheureusement pas le succès escompté.

Pour subvenir à ses besoins, il accepta alors un emploi modeste, en province, dans une compagnie de chemin de fer. Pour rompre la monotonie de journées passées à surveiller distraitement des terrassiers refaisant les voies, il entreprit de noter ses observations quotidiennes dans des carnets.

Ferments d’écrivain

Dès 1892, il eût l’idée d’en tirer de petits contes réalistes. Il pourrait les vendre sous forme de nouvelles à des revues. En utilisant ses souvenirs personnels, il donnait plus de substance à ses histoires. Il choisit Reymont comme nom d’auteur.

Il rédigea notamment un long récit-reportage à l’occasion de sa participation à un pèlerinage organisé au printemps 1894 pour célébrer le centenaire de l’insurrection paysanne, conduite par Kosciuszko, contre les Russes. Publié par un quotidien de Varsovie, Pèlerinage à Czestochowa (Pielgrzymka do Jasnej Góry) attira favorablement l’attention des critiques, qui saluèrent sa langue claire et colorée.

Reymont décida alors d’écrire des romans, publiables sous forme de feuilletons dans des journaux. La jeune héroïne de sa première fiction, intitulée La comédienne (Komedientka) (1896), se rebelle contre son père tyrannique, chef d’une modeste gare de province. Elle rejoint une troupe de théâtre pour vivre sa passion. Les malheurs l’accablent. Ses aventures se poursuivent dans Les ferments (Fermenty) (1897), autre tableau de mœurs à la tonalité tout aussi pessimiste, dans lequel règne la digne acceptation du destin.

Le journal varsovien Courrier Quotidien (Kurier Codzienny) lui commanda alors une saga du capitalisme titrée La Terre promise (Ziemia Obiecana). Le roman se déroule dans le cadre de la ville de Lodz, un hameau de deux cents âmes au début du 19e siècle, devenu en moins d’un siècle une mégapole chaotique où s’entassaient six cent mille ouvriers. Réaliste à la manière de Zola, Reymont traitait de l’impact de l’industrialisation sur la création d’inégalités sociales extravagantes, de conflits interculturels cyniques et de désespoirs humains. L’expérience faisait regretter à ses personnages le paradis de la campagne polonaise. Publiée en 1899, l’œuvre fut largement complimentée.

Jacek Malczewski: Portrait de Wladyslaw Reymont. 1905.
Jacek Malczewski: Portrait de Władysław Reymont. 1905. Huile sur toile. 84 x 101 cm. Musée National de Varsovie.

Les Paysans

Grièvement blessé lors un accident ferroviaire en 1900, Reymont reçut une indemnisation financière très importante. Il fut soigné par Aurelia Szacnajder Szablowska, qui divorça pour épouser l’écrivain en 1902.

De santé fragile mais désormais riche, Reymont voyagea en Europe et séjourna longuement en France. Il aimait côtoyer la diaspora intellectuelle et artistique polonaise qui avait trouvé refuge à Paris. Ces rencontres lui permirent aussi de polir son style littéraire.

Il consacra plus de sept années à l’écriture d’une fresque romanesque, intitulée Les Paysans (Chłopi). L’action se déroule dans le village de Lipce, que Reymont connut quand il surveillait les travaux ferroviaires. L’écrivain méticuleux détruisit une première version avant de structurer son œuvre magistrale sous la forme d’une tétralogie de près de mille pages. Chacun des volumes reprend une saison de la vie paysanne polonaise à l’aube du 20e siècle : l’automne, puis l’hiver (publiés en 1904), le printemps (1906) et l’été (1908).

Cette construction souligne la permanence du cycle de la nature et son influence sur la cadence répétitive et intemporelle des activités paysannes. Parallèlement aux saisons et aux tâches agricoles, le calendrier des évènements religieux et sociaux – Noël, Pâques, mariages, funérailles – rythme aussi la vie du village.

L’intrigue est centrée sur la saga tragique et passionnée de la famille Boryna, tenue d’une main de fer par son patriarche, le plus riche propriétaire de Lipce. Il épouse en secondes noces une jeune et belle femme dont tous les hommes tombent amoureux.

Mais le personnage principal du roman est en fait la communauté villageoise dans son ensemble. Son existence, et sa survie au fil des générations, repose sur la solidarité de ses membres face aux évènements, qu’ils soient quotidiens ou exceptionnels.

Józef Chełmoński: Orage. 1896. Huile sur toile. 107 x 163 cm. Musée National de Cracovie.
Józef Chełmoński: Orage. 1896. Huile sur toile. 107 x 163 cm. Musée National de Cracovie.

Tableaux d’écriture

Dans cette œuvre à l’ambiance nostalgique et au récit sombre, Reymont célèbre finalement avec espérance la communion éternelle entre la terre et le monde paysan. Labourer, semer, récolter sont des activités transcendantes, par lesquelles l’homme, en symbiose avec la nature, participe à l’activité divine de la création du monde.

Wladyslaw Reymont s’inspire stylistiquement des mouvements artistiques picturaux de son époque.

Il mêle avec talent le réalisme académique et le naturalisme lyrique du mouvement Jeune Pologne pour décrire avec minutie la vie de tous les jours, les traditions et les personnages tels qu’ils sont. Ses élans poétiques magnifient les gestes du paysan nourricier et transforment les tâches quotidiennes en activités magiques. Son écriture invente aussi un patois local, dont les onomatopées le rapprochent des sons de la nature.

Leon Wyczolkowski. La récolte des betteraves. 1893. Huile sur toile. 45 x 70 cm. Musée National de Cracovie.
Leon Wyczolkowski. La récolte des betteraves. 1893. Huile sur toile. 45 x 70 cm. Musée National de Cracovie.

Le symbolisme permet de traduire la relation forte entre l’homme et la terre. Dans une scène panthéiste, Boryna, fiévreux et délirant, s’en va en chemise à travers champs ; sa main, secouée de frissons, ramasse de la terre et répète le geste auguste du semeur en la jetant dans des sillons. A un autre moment, le fils de Boryna, libéré de prison, salue la terre avant de rentrer au village. Enfin, c’est dans la terre que s’enracine le patriotisme des habitants de Lipce lorsqu’ils résistent à l’occupant russe.

Ferdynand Ruszczyc. La terre. 1898. Huile sur toile. 171 x 219 cm. Musée National de Varsovie.
Ferdynand Ruszczyc: La terre. 1898. Huile sur toile. 171 x 219 cm. Musée National de Varsovie.

La plume de l’écrivain s’imprègne aussi d’impressionnisme pour suggérer l’atmosphère et les couleurs changeantes de la nature dans de magnifiques tableaux d’écriture.

Władysław Podkowiński: Le soleil sur les lupins. 1891. Huile sur toile. 41 x 61 cm. Musée National de Cracovie.
Władysław Podkowiński: Le soleil sur les lupins. 1891. Huile sur toile. 41 x 61 cm. Musée National de Cracovie.

La Révolte

Ce quatrième roman, Les Paysans, fut le magistral sommet de la carrière fulgurante d’un autodidacte inspiré par un sens aigu de l’observation. Dès lors, peut-être en raison de sa condition médicale défaillante, le talent littéraire de Reymont sembla faiblir.

Józef Chełmoński: Les cigognes. 1900. Huile sur toile. 150 x 198 cm. Musée National de Varsovie.
Józef Chełmoński: Les cigognes. 1900. Huile sur toile. 150 x 198 cm. Musée National de Varsovie.

Il participa à l’effort patriotique pendant la première guerre mondiale, tout en écrivant une grande trilogie historique. Peu après la restauration de l’indépendance de la Pologne, Il se rendit à deux reprises aux États-Unis pour mobiliser l’aide économique de la diaspora polonaise en faveur de la reconstruction du pays.

En 1920, il acheta un manoir à Kolaczkowo, près de Poznan, mais sa santé précaire l’obligeait à passer les longs mois d’hiver plutôt sur la Côte d’azur.

En 1922, la revue Tygodnik Ilustrowany publia, sous la forme d’un feuilleton, sa dernière œuvre, intitulée La Révolte (Bunt). Cette fable anthropomorphiste raconte la révolte d’animaux domestiques, menée par un chien de ferme, contre le joug des hommes. Une vingtaine d’années plus tard, Georges Orwell s’inspira peut-être de cette parabole, supposée antibolchevique, pour écrire son célèbre roman La ferme des animaux.

Reymont
Władysław Reymont: Les Paysans (Chłopi). Page manuscrite originale.

L’universalisme de son chef d’œuvre Les Paysans valut à Wladyslaw Reymont le Nobel de littérature en 1924. Malade, il ne put se rendre à Stockholm pour recevoir son prix en personne. Il mourut un an plus tard à Varsovie. Bien qu’oublié à l’étranger, il fit partie des lectures obligatoires de générations d’écoliers polonais.

La Jeune fille et les paysans

Les romans de Reymont donnèrent lieu à plusieurs adaptations cinématographiques. Andrzej Wajda mit notamment en scène La Terre promise en 1974.

En 2023, le couple de réalisateurs DK (Dorota Kobiela) & Hugh Welchman écrivirent et produisirent un long métrage d’animation titré La Jeune fille et les paysans (Chłopi). Ils renouvelèrent ainsi la prouesse technique qui leur avait brillamment réussi six ans plus tôt avec La Passion Van Gogh.

Ils filmèrent d’abord les acteurs en conditions réelles sur fond vert ou dans des décors rudimentaires. Leurs équipes de graphistes recouvrirent ensuite numériquement chacun des quatre-vingt mille plans du montage vidéo de peintures animées par rotoscopie. La création manuelle de quarante mille toiles (dupliquées ensuite sur ordinateur) mobilisa une centaine d’artistes polonais, lituaniens, serbes et ukrainiens. Ils utilisaient une huile sans térébenthine et recouvraient des dizaines de fois la même toile pour suggérer un mouvement fluide à l’écran.

Par esprit d’authenticité, les réalisateurs en profitèrent pour donner vie à trente tableaux historiques polonais signés de Jozef Chelmonski ou de l’un des représentants du mouvement Jeune Pologne, comme Leon Wyczolkowski, Jan Stanislawski, Ferdynand Ruszczyc, Julian Falat.

LA JEUNE FILLE ET LES PAYSANS Bande Annonce (2024) (youtube.com)

L’esthète Wladyslaw Reymont, qui co-fonda une coopérative cinématographique à l’aube des années 1920, aurait certainement apprécié cet hommage posthume époustouflant, cent ans après son prix Nobel.


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Bibliographie :

. Wladyslaw Reymont: Les Paysans. Traduits du polonais par Franck Louis Schoell. Première édition Payot 1925-1926 / Editions L’Âge d’Homme. 2009

. Jean Lorentowicz: Ladislas Reymont (essai sur son œuvre). 1925

. Halina Floryńska-Lalewicz: Wladyslaw Reymont. 2004. Culture.pl

. Robert Kowalski: Władysław Reymont, « Chłopi ». Mise à jour du 28 septembre 2023. Culture.pl

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