Au tournant des 19e et 20e siècles, la peinture de plein air connut un essor considérable. Dorénavant équipés de tubes de couleurs, les artistes partirent en quête de lumière naturelle. Plusieurs peintres de culture polonaise trouvèrent ainsi l’inspiration en Polésie: une région authentique et préservée, couverte de marais et de bois, peuplée d’oiseaux et de gibiers à profusion, et dont les discrets habitants vivaient en parfaite harmonie avec une nature pourtant difficile à apprivoiser.
La Polésie est une vaste région tourbière et marécageuse bordée de forêts, partant du lit de la rivière Bug à l’ouest puis longeant les six cent cinquante kilomètres du bassin de la rivière Pripyat le long de l’actuelle frontière entre la Biélorussie et l’Ukraine. Certains la surnommèrent « Amazonie de l’Europe » en référence à sa biodiversité hors du commun. A l’antiquité, les Grecs pensaient qu’il devait s’agir d’une ancienne mer. Entre les 9e et 11e siècles, la Polésie se trouvait sur l’une des routes commerciales utilisées par les Varègues, vikings de Suède, pour rejoindre Constantinople et les autres villes de la mer Noire, en alternant navigation et portage.
Frontières mouvantes
Avec la création en 1569 de la République des Deux Nations entre la Pologne et la Lituanie, la Polésie devint partie intégrante de ce Commonwealth multiculturel qui englobait désormais la totalité de la rivière Pripyat. L’époque du dernier roi de Pologne et grand-duc de Lituanie, Stanislas Auguste Poniatowski (1732-1798), était au développement de la navigation fluviale. Des canaux furent alors construits entre les cours d’eau pour éviter les harassants portages.
En 1784, le Canal Royal (Kanal Krolewski), long de cent cinq kilomètres, relia ainsi les rivières Bug, sous-affluent de la Vistule, et Prypiat, affluent du Dniepr. Entre 1765 et 1783, le comte Michel-Casimir Oginski (1728-1800), richissime grand-général de la République et représentant des Lumières, fit creuser à ses frais un autre canal de cinquante quatre kilomètres entre les fleuves Niémen et Dniepr. Ainsi, de petits navires pouvaient désormais relier directement la mer Baltique à la mer Noire, et donc à la Méditerranée.
Lors du partage en 1795 du territoire de la République entre ses trois puissants empires voisins, le régime tsariste annexa l’ensemble de la Polésie. Pendant des décennies, la majeure partie de ses habitants, éloignés des villes et des voies de communication, parvinrent toutefois à rester à l’écart des turbulences de l’histoire, préservant ainsi leurs coutumes.
Avec l’indépendance de la Pologne à l’issue de la Première Guerre mondiale, la région se trouva au cœur d’un autre redécoupage des territoires. La Polésie occidentale, correspondant à la vallée de la rivière Bug, devint alors une province administrative de la Deuxième République de Pologne. La Polésie orientale fut quant à elle partagée entre les républiques socialistes soviétiques de Biélorussie et d’Ukraine nouvellement créées.
Après la Seconde Guerre mondiale, les frontières nationales migrèrent significativement vers l’ouest. L’essentiel de la Polésie rejoignit les Kresy, un terme populaire polonais désignant le territoire oriental de l’ancienne République des Deux Nations et dont l’usage fut interdit par les autorités communistes. Seul un fragment resta en Troisième République de Pologne.
Un désastre écologique
La Seconde Guerre mondiale avait laissé des lieux de massacre et des villages en ruine.
Dans les années 1960, les autorités soviétiques entreprirent de drainer la Polésie, conduisant à un désastre écologique. Le réseau de fossés reliés aux cours d’eau profonds transforma en effet les zones marécageuses en déserts et toute vie animale disparut. Un institut spécial d’irrigation remplaça alors l’institut de drainage. Des kolkhozes de plusieurs hectares, destinés aux cultures annuelles, se substituèrent à la paysannerie traditionnelle. Les habitants durent abandonner leurs cultures ancestrales.
En 1986, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl imprégna durablement la partie orientale de la Polésie, à la frontière entre Biélorussie et Ukraine.
À l’écart du monde
Quelques décennies plus tôt, des artistes polonais préservèrent heureusement la mémoire paysagère et culturelle de cette région qui paraissait alors si exotique et mystérieuse.
Rivières, lacs et marais couvraient encore l’essentiel de la Polésie. Les terres arables constituaient moins du quart de sa superficie. Parmi les marécages impénétrables, des zones sèches formaient des îles accueillant des villages dispersés. Les habitants vivaient ainsi à l’écart du monde. En hiver seulement le gel permettait de rejoindre la ville la plus proche en traîneau.
Aux autres saisons, au risque de se perdre à jamais, il fallait savoir reconnaître les fourrés de roseaux et distinguer les passages étroits légèrement piétinés par les populations locales.
Le radeau constituait le principal moyen de transport: il servait à amener le foin fauché jusqu’aux fermes et les animaux domestiques jusqu’aux pâturages. Les pêcheurs préféraient utiliser des barques étroites, faciles à manœuvrer parmi les roseaux et à glisser sur les berges. Une perche permettait de les guider avec précision et silencieusement, à la manière d’un gondolier vénitien.
Nous sommes d’ici
Interrogés sur leur nationalité lors du recensement de la population polonaise en 1931, sept cent mille habitants répondirent « nous sommes d’ici ». Les autochtones les plus anciens se donnaient le nom de « Politchouki » (en polonais: Poleszucy). Ils parlaient différents dialectes, proches du polonais et du ruthène ancien, une langue slave orientale dont l’ukrainien est issu. Davantage marqués ethniquement à l’ouest de la Polésie, la force physique et mentale des Politchouki leur garantissait autonomie et liberté.
Sédentaires, ces paysans-pêcheurs étaient viscéralement attachés à leur sol. La pomme de terre représentait la base de leur nourriture. Les forêts leur offraient champignons et myrtilles. Ils avaient développé l’apiculture. A l’image de leur caractère secret et taciturne, les Polichouki vivaient dans des chalets en bois très simples, avec des fenêtres étroites et des toits de chaume.
Leon Wyczolkowski (1852-1936), membre fondateur du mouvement moderniste Jeune Pologne, créa une trentaine de compositions mettant en scène des pêcheurs. Il aimait dessiner des études en plein air, qu’il retravaillait plus tard dans son atelier de Varsovie.
Wyczolkowski ne cherchait pas à représenter une sensation fugace, à la manière d’un impressionniste. Il souhaitait plutôt capter les effets de lumière, comme dans cette scène de deux pêcheurs pataugeant au coucher du soleil dans une rivière envahie de roseaux. La puissance des couleurs et des contrastes dynamise son style réaliste.
Jozef Szymanczyk, un photographe amoureux de la région, saisit une autre scène en 1937.
Traditions slaves
A tout âge et en toute saison, les Politchouki étaient chaussés de laptis (łapcie), des sandales traditionnelles fabriquées artisanalement avec des lanières d’écorce de tilleul, d’orme ou de bouleau. Dans l’eau des tourbières, elles mollissaient et s’usaient rapidement. Mais elles devenaient ainsi très confortables et permettaient de se déplacer en silence, sans effrayer les animaux.
Le peintre réaliste Jozef Chelmonski (1849-1914) était un amoureux de la nature et du folklore rural. Les territoires orientaux polonais furent notamment le théâtre de l’Été Indien, l’œuvre de jeunesse la plus emblématique de la mélancolie slave de l’artiste. Des années plus tard, ses pinceaux témoignèrent de la vie des Politchouki. Dans Soirée en Polésie, Chelmonski choisit ainsi de représenter une jeune fille debout près d’un puits, avec son style caractéristique mêlant observation réaliste et admiration pastorale nostalgique.
Quoi de plus propice aux superstitions qu’une terre de forêts et de marais? Malgré leur conversion au christianisme, les Politchouki restèrent longtemps fidèles aux légendes et croyances transmises par leurs ancêtres. Des ethnographes se fascinèrent logiquement pour la Polésie, cherchant à associer certains rites contemporains à d’anciennes coutumes slaves. Ils repérèrent aussi des traditions païennes. Ainsi, encore aujourd’hui, des croix de cimetières de Polésie sont ornées de tissus brodés, reprenant ainsi une forme ancestrale de communication avec les morts.
Le paradis des oiseaux
Avec leurs étés pluvieux, leurs lacs brumeux et peu profonds propices à la nidification, les vastes terres polésiennes offrent un accueil paradisiaque à des milliers d’oiseaux aquatiques. Parmi les deux cents espèces recensées aujourd’hui, les grues comptent certainement parmi les plus typiques, aux côtés des sternes, vanneaux, hérons et cigognes. Perchés sur les arbres alentours, ou planant au-dessus des marais, guettent les pygargues à queue blanche. Ces imposants rapaces des milieux aquatiques auraient pu inspirer l’aigle blanc des armoiries de la Pologne.
Les oiseaux furent le sujet de plusieurs œuvres de grand format de Jozef Chelmonski.
Le roi Élan
De tout temps, la région fut un terrain de chasse populaire, non seulement pour ses oiseaux, mais aussi pour son grand gibier. L’élan, l’un des plus gros mammifères terrestres d’Europe, était roi en Polésie, avant de devenir une espèce en voie de disparition au 20e siècle. A présent protégé en Pologne, il vit surtout dans les parcs naturels de Biebrza et Kampinoski.
Considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands aquarellistes polonais, Julian Falat (1853-1929) étudia l’art à Cracovie puis à Munich, avant d’entreprendre, en 1885, un véritable tour du monde initiatique. L’année suivante, au cours d’une chasse, il rencontra le futur empereur Guillaume II d’Allemagne. Il devint ainsi peintre officiel à sa cour pendant une dizaine d’années. A ce titre, il participa et illustra de nombreuses parties de chasse. Devenu directeur de l’École des Beaux-Arts de Cracovie en 1895, il eut l’occasion de se rendre à plusieurs reprises en Polésie. Après l’une de ces visites, il réalisa un grand-format mettant en scène le roi Élan au cœur d’un magnifique paysage, dont l’effet panoramique accentue l’immensité et la sauvagerie des marais.
Henryk Weysenhoff (1859-1922) descendait d’une famille polonisée originaire de la région de Courlande, aujourd’hui en Lettonie. Né près de Kowno, à présent en Biélorussie, il poursuivit des études artistiques d’abord à Varsovie, puis à Saint-Petersbourg et Munich. Il créa ensuite des paysages réalistes, illustrant souvent la vie animale. Membre d’un club de chasse, il parvint à associer ses deux passions notamment lors de ses séjours en Polésie.
Weyssenhoff remporta une médaille d’argent à l’Exposition universelle de Paris de 1900 pour son aquarelle titrée Neige.
L’homme des frontières
Dans l’entre-deux-guerres, les ethnographes et les photographes remplacèrent les peintres, qui se tournèrent alors vers un art plus formel et décoratif.
Ryszard Kapuscinski (1932-2007), l’écrivain et journaliste célèbre pour ses reportages en Afrique, naquit dans la petite ville de Pinsk en Polésie où ses parents avaient été affectés comme enseignants. Vers la fin de sa vie, il expliqua y avoir appris dès l’enfance le sens de l’altérité, de l’hospitalité et de la coopération, ayant fait de lui un « homme des frontières » plus tard si à l’aise dans les pays du Tiers-Monde.
Depuis quelques années, la région attire à nouveau des artistes en quête de l’inspiration de la nature originelle. Ainsi, Stanislaw Baj (né en 1953), mêlant réalité et mysticisme, s’est attaché à représenter la vivifiante rivière Bug à de multiples reprises, en variant les saisons et les moments du jour.
Préservation
Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, la Biélorussie introduisit une stricte protection de rares zones encore vierges de la Polésie. Il reste ainsi quelques villages dont chaque maison dispose d’un ponton et d’une barque et où la navigation sur l’eau est encore le mode de transport principal. Mais ce sont souvent des personnes âgées qui y vivent, les jeunes préférant partir s’installer en ville.
La région de Lublin en Pologne accueille depuis 1990 le Parc national de Polésie (Poleski Park Narodowy). Il fait partie d’une Réserve de Biosphère transfrontalière déclarée en 2012 par l’UNESCO.
→ Photos du site Poleski Park Narodowy
Les passerelles en bois de ses cent kilomètres carrés permettent d’insolites promenades entre prairies, tourbières et marécages à la vie animale abondante. Et certains racontent qu’à la nuit tombée les chants anciens des Politchouki y résonnent encore.
Bibliographie:
. Ferdynand Ossendowski: Polesie. Wydawnictwo Polskie R. Wegner, 1934, Poznań.
. Aneta Pawłowska: Polska ilustracja modernistyczna a Weyssenhoffowie. Katedra Historii Sztuki Uniwersytetu Łódzkiego.