Aleksander Gierymski: Crépuscule sur la Seine. Détail.
Peinture

Les nocturnes parisiens de Gierymski

Aleksander Gierymski (1850-1901) aimait le rythme et le foisonnement de la vie citadine. Citoyen européen dans l’âme, il laissa de nombreuses représentations de grandes villes d’Europe telles que Varsovie, Vienne, Munich, Vérone, et Rome où il vécut ses dernières années. Suite à une commande, le peintre se rendit à Paris à l’automne 1890. Il y créa plusieurs nocturnes qui furent une nouvelle démonstration du talent fécond de cet artiste solitaire à la démarche créative très personnelle.

Le comte Ignacy Korwin-Milewski (1846-1926), héritier d’une riche famille de propriétaires terriens de la région de Vilnius, décida, à partir de 1889, de constituer une collection d’art auprès d’un groupe d’artistes contemporains dont il suivait la carrière. C’est ainsi que, peut-être en souvenir de ses années étudiantes à Paris, il commanda à Aleksander Gierymski un nocturne représentant la place de l’Opéra Garnier.

Au cours des années précédentes, ce peintre réaliste s’était fait remarquer pour ses scènes urbaines, principalement exécutée à Varsovie, caractérisées par un style très naturaliste, à la manière d’un reportage. Gierymski venait aussi de s’essayer au nocturne à Munich.

A gauche: Aleksander Gierymski, gravure sur bois, 1887 | A droite: Ignacy Korwin-Milewski par Leon Wyczółkowski, 1901.
A gauche: Aleksander Gierymski, gravure sur bois, 1887 | A droite: I. Korwin-Milewski par Leon Wyczółkowski, 1901

L’Opéra de Paris la nuit

Peut-être hypnotisé par les lumières de la capitale française, le peintre décida d’y prolonger son séjour. L’œuvre intitulée « Opéra de Paris la nuit » marqua ainsi le début de la période dite parisienne de Aleksander Gierymski, qui s’acheva à la fin de l’année 1893.

Dans cette composition, la façade imposante de l’opéra se profile dans la pénombre. Sur la place obscure, des passants se croisent à la hâte, s’ignorant les uns les autres. Bâtiments et personnages sont suggérés davantage par la couleur que par le trait. Les tonalités sombres dominent. Le rouge du bas d’une robe de soirée constitue la seule tache un peu vive. Il attire ainsi l’œil du spectateur qui se retrouve au cœur d’une scène feutrée. Gierymski sait capturer la lumière chaude des lanternes à gaz pour créer une atmosphère à la fois mystérieuse et rassurante.

peinture polonaise
Aleksander Gierymski: Opéra de Paris la nuit I. 1891. Huile sur toile. 161 x 129,4 cm. Musée National de Varsovie.

L’image restitue parfaitement l’expérience sensorielle de parcourir la capitale, de nuit, en cette fin du 19e siècle. Les contours sont indistincts, la perspective illusoire, l’orientation dans l’espace quelque peu hasardeuse. La composition de Gierymski rejoint ainsi certaines expériences impressionnistes, où une construction plus sensuelle et intuitive de l’espace remplace la perspective traditionnelle. Le courant moderniste polonais reprendra cette mise en scène au tournant du 20e siècle.

Aleksander Gierymski: Opéra de Paris la nuit I. 1891. Détail.

Depuis un siècle, Paris était éclairé par des milliers de lanternes au gaz. Le préfet Hausman ayant décidé que la capitale devait s’allumer simultanément, chacun des centaines d’allumeurs organisés en brigade disposait de quarante minutes pour allumer chaque soir les soixante-dix lanternes qui lui étaient assignées, et de moitié moins pour les éteindre au petit matin.

Le Louvre de nuit

L’éclairage électrique était testé depuis déjà longtemps mais restait alors coûteux et la substitution complète allait prendre des dizaines d’années. Ce changement représentait à la fois un saut technologique et une perturbation esthétique.

Avec son œil d’artiste naturaliste, Aleksander Gierymski pouvait continuer de saisir la lumière intimiste si caractéristique des becs de gaz des villes du 19e siècle. En même temps, il avait l’occasion de découvrir ce nouvel éclairage dix fois plus puissant et quelque peu envahissant. La fée électrique ne laissait aucune place aux tonalités moyennes. Avec elle, tout devenait clairement visible, dans une atmosphère générale froide.

Dans « Le Louvre de nuit », Gierymski montre ainsi le contraste entre la violence de l’éclairage électrique bleuté sur la façade du palais et la douceur de la lueur des lanternes à gaz. L’opposition des tonalités apporte une dynamique particulière à la composition qui fait penser à une scène de théâtre depuis ses coulisses.

peinture polonaise
Aleksander Gierymski: Le Louvre de nuit. 1892. Huile sur toile. 119,5 x 75 cm. Musée National de Poznań.

Tandis que certains passants s’éloignent, d’autres se rapprochent du spectateur. Pendant un instant, ils sont en scène comme sous les lumières des projecteurs. Puis ils rejoignent le crépuscule de la lanterne à gaz, accompagnés de longues ombres semblant les inviter à respirer et ralentir le rythme. Gierymski utilise ici les personnages pour illustrer le rythme de la vie dans une métropole moderne. La ruelle donne l’impression d’aspirer y compris le spectateur vers une réalité illusoire.

Crépuscule sur la Seine

Influencé par les expositions impressionnistes qui fleurissaient à l’époque à Paris, Aleksander Gierymski s’essaya aussi à une série de vues au soleil couchant. Son œuvre intitulée « Crépuscule sur la Seine » dévoile ainsi une perspective à la tombée d’une nuit brumeuse, avec le Pont du Carrousel et les bâtiments du Louvre en arrière-plan. La ruelle a cédé la place au fleuve, les personnages à des péniches.  

Aidé par une atmosphère vaporeuse, le peintre y fait évoluer son style traditionnellement réaliste vers un impressionnisme subtil. Il réalisa une grande quantité d’études préliminaires pour cette œuvre. Finalement, pour représenter les reflets sur l’eau, Gierymski choisit de juxtaposer de fines stries de nuances de bleu, de gris et d’orange. L’effet est particulièrement adapté à la scène. Claude Monet utilisa cette même technique impressionniste, appelée divisionnisme, dans sa série intitulée Les Meules (1888-1890).

Aleksander Gierymski
Aleksander Gierymski: Crépuscule sur la Seine. 1893. Huile sur toile. 27,5 x 20,5 cm. Musée National de Cracovie.

Contrairement aux impressionnistes, Gierymski n’aimait pas peindre en plein air, se contentant de réaliser des esquisses in situ. La peinture « Crépuscule sur la Seine » fut donc créée dans son atelier.

Aleksander Gierymski
Aleksander Gierymski: Crépuscule sur la Seine. 1893. Détail.

En 1895, le tableau fut exposé à Cracovie, où il connut un succès retentissant. Le Musée National de Cracovie décida alors de l’acheter et il fait ainsi aujourd’hui partie de l’exposition permanente de sa galerie d’art polonais du 19e siècle.


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Fascinés par l’impressionnisme


Bibliographie:

. Galeria Sztuki Polskiej XIX wieku w Sukiennicach, przewodnik. Kraków, 2012.

. Magdalena Wróblewska: Aleksander Gierymski, Opera paryska w nocy. Culture.pl (online, accès 27.06.2021), grudzień 2009.

. Aleksandra Kargul: Motyw z tysiąca i jednej nocy. « Luwr w nocy » Aleksandra Gierymskiego. Arteon – Magazyn o sztuce, nr 5(169) maj 2014.

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