Au sud-est de la Pologne actuelle, le château de Lancut fut jusqu’en 1816 la luxueuse demeure de la princesse Lubomirska, richissime mécène et collectionneuse d’art. Il servit aussi de refuge à quelques figures de l’Ancien Régime lors de la Révolution Française. Ayant survécu à la partition du Royaume, puis aux invasions allemandes et soviétiques, son musée rappelle aujourd’hui le souvenir des élites aristocratiques polonaises.
Le roi Casimir le Grand fonda en 1349 la ville de Lancut (en polonais Łańcut se prononce « ouagne-tsoute »). Un premier château en bois la protégea des attaques tatares jusqu’au 16e siècle.
Stanislaw Lubomirski (1583-1649), héritier d’une famille ayant trouvé fortune dans le commerce de sel, était le Voïvode de Cracovie, c’est-à-dire le gouverneur de la province. Il chargea son architecte, Maciej Trapola, de renforcer le château en le dotant de quatre donjons. La forteresse résista au Déluge, la grande invasion suédoise de 1656.
Palazzo in fortezza
A la fin du 17e siècle, l’architecte d’origine hollandaise Tylman van Gameren (1632-1706), qui s’affirma comme le maître polonais du style baroque, transforma le château de Lancut en un palais résidentiel entouré de fortifications, du type palazzo in fortezza. Il singularisa son œuvre en coiffant les tours de coupoles en forme de bulbe.
La propriété du château de Lancut échut en 1745 à un autre Stanislaw Lubomirski (1722-1783), prince et grand maréchal de la Couronne.
Désormais apparentée à de célèbres maisons européennes telles que les Bourbons ou les Hohenzollerns, la famille Lubomirski était devenue l’une des plus puissantes de Pologne. Son prestige était souligné par ses résidences à l’étranger, dont Vienne et Paris. Ses membres occupaient des positions politiques importantes. Ils dirigeaient non seulement des domaines agricoles mais aussi des fabriques, des sucreries et des distilleries. Grands mécènes, ils finançaient la construction d’écoles et d’édifices religieux, comme la synagogue de style baroque de Lancut.
Les fortifications du château de Lancut furent transformées en jardins, et entourées d’un parc à l’anglaise de trente six hectares comportant de rares spécimens. A la mort de Stanislaw en 1783, son épouse Izabela Lubomirska née Czartoryski (1736-1816) devint la plus riche femme de l’histoire de Pologne. Elle poursuivit seule le développement du château qu’elle dota en particulier d’une salle de théâtre et d’une orangerie. La princesse invita l’architecte polonais Chrystian Piotr Aigner (1756-1841) et d’éminents artistes à embellir sa résidence.
La princesse Lubomirska
Connue à travers l’Europe pour son mécénat culturel, Izabela Lubomirska compta parmi les personnalités influentes du Siècle des Lumières. La princesse traitait les affaires politiques avec indifférence, préférant prendre soin de ses résidences et constituer une splendide collection d’œuvres d’art. Visitant les cours européennes, elle fit elle-même l’acquisition d’environ 350 tableaux auprès d’artistes qu’elle rencontra personnellement.
Son neveu Henryk, dont elle était la tutrice et qu’elle chérissait, l’accompagnait souvent. Il servit de modèle à de nombreux artistes, comme le sculpteur vénitien Antonio Canova, le miniaturiste anglais Richard Cosway, ou deux femmes portraitistes, l’autrichienne Angelika Kauffmann et la française Élisabeth Vigée Le Brun.
Grâce à ses ressources financières considérables, Izabela fut l’un des plus grands collectionneurs de l’histoire polonaise. Elle rencontra également de nombreuses personnalités scientifiques et littéraires, donnant à Goethe l’occasion de la décrire comme « une femme très intéressante »[1].
Figurant désormais parmi les résidences les plus en vue, le château de Lancut accueillit des invités prestigieux de toute l’Europe. Séduite par le cérémonial absolutiste de la Cour de France, « La princesse-maréchale » y faisait observer une stricte étiquette. Elle invitait aussi des artistes à se produire dans son théâtre. Langue partagée par les familles aristocrates européennes, le français y était privilégié, bien que des écrivains et poètes de la Couronne utilisaient le polonais depuis au moins le 13e siècle.
L’accueil des aristocrates français
Lors de la Révolution Française, Izabela offrit l’hospitalité à quelques figures de l’Ancien Régime.
Ainsi, Louis Honoré de Sabran, dernier évêque de Laon et chapelain de la reine Marie-Antoinette, vécut les huit dernières années de sa vie au château et fut enterré dans la crypte de l’église de Lancut.
La princesse accueillit aussi le comte de Provence, futur roi Louis XVIII, ainsi que le duc d’Enghien et son épouse « avec les marques du plus profond respect et de la plus vive admiration »[2]. En France, on rapportait que « De fêtes brillantes avoient été préparées à Lancut » [3].
L’écrivaine Germaine de Staël, qui défendit Marie-Antoinette dans Réflexions sur le procès de la Reine, séjourna également à Lancut.
Dans le même temps, le manque d’intérêt de certains magnats polonais pour les affaires de l’État entravait la grande réforme souhaitée par le roi Stanislas Auguste Poniatowski avec sa Constitution du 3 Mai 1791. Sorte de révolution pacifique restreignant significativement les privilèges de l’aristocratie, elle arriva malheureusement trop tard. Elle ne permit pas d’éviter le partage territorial de la Pologne en 1795 entre les trois empires voisins.
Les aristocrates concernés entrèrent en général en résistance, plus ou moins dissimulée, contre l’Empire russe. Ainsi, le prince Jerzy Roman Lubomirski, cousin par alliance de Izabela, dont la majorité des biens se retrouvaient sous domination russe, participa aux insurrections de Novembre (1830-31) puis de Janvier (1861-64).
Quant à la ville de Lancut, elle rejoignit la province de Galicie nouvellement créée au sein de l’empire d’Autriche, déjà allié de nombreuses maisons aristocratiques polonaises.
Jan Potocki
Le comte Jan Potocki (1761-1815), gendre de la princesse Lubomirska, fut la personnalité la plus originale de la famille. Dès l’âge de neuf ans, il fut envoyé étudier en Suisse. Puis, entre 1779 et 1785, il entreprit de parcourir le pourtour méditerranéen. Parlant huit langues couramment, il s’intéressa à l’ethnologie, mais aussi à la culture arabe qu’il commenta dans ses mémoires.
A son retour en Pologne, il épousa Julia, l’une des quatre filles de la princesse Lubomirska. Il ouvrit une imprimerie à Varsovie et fut élu député. Intellectuel des Lumières, il se fascina également pour l’occultisme. En 1790, il accompagna l’aéronaute Jean-Pierre Blanchard pour le premier vol en montgolfière dans le ciel polonais, ce qui lui procura une grande notoriété. A la suite de la première partition de la Pologne en 1792, Jan Potocki se réfugia à Lancut ou il écrivit et présenta des pièces de théâtre.
Curieux invétéré et voyageur infatigable, il fut l’un des premiers auteurs de récits de voyage. Il dirigea aussi le groupe de savants chargés d’accompagner l’expédition du comte russe Golovkine vers Pékin en 1805.
Surtout, Jan Potocki est resté dans l’histoire de la littérature comme l’auteur du roman culte, écrit en français, intitulé Manuscrit trouvé à Saragosse, dont il finalisa la dernière version en 1810. Son jeune héros se rend en Espagne pour devenir capitaine des Gardes wallonnes du roi. Il est entraîné dans une étrange aventure, qui, au fil des rencontres, prend l’allure d’un roman à tiroir dans lequel mille nouvelles s’enchevêtrent. Œuvre baroque, il s’agit d’une sorte de roman initiatique, à la fois récit fantastique et conte philosophique. En 1964, le réalisateur polonais Wojciech Has l’adapta au cinéma. Martin Scorsese dirigea la restauration du film en 1997.
Période autrichienne
Après la mort, en 1816, de la princesse Lubomirska, le palais devint la propriété de son petit-fils, le comte Alfred Wojciech Potocki (1785-1862), qui fut aide-de-camp du prince Poniatowski lors de la campagne napoléonienne de Russie. Actif industriel, il modernisa notamment la distillerie de vodka fondée par sa grand-mère à Lancut.
Son fils Alfred II Jozef Potocki (1822-1899) devint une personnalité politique importante en étant nommé ministre-président de l’Autriche par l’Empereur austro-hongrois en 1870. Echouant à développer un modèle fédéraliste, il démissionna rapidement, puis devint gouverneur de Galicie. Résidant principalement à Vienne, il délaissa malheureusement le château de Lancut.
Entre 1889 et 1911, Roman Alfred Potocki (1851-1915) et son épouse, fille d’un prince polonais, entreprirent la rénovation et la modernisation du palais. Ils chargèrent l’architecte français Armand Beauqué de réinventer les façades en style néobaroque. L’architecte installa également chauffage central, électricité et tout-à-l’égout.
Grand amateur de chevaux, Roman Potocki demanda à Armand Beauqué de construire d’imposantes écuries pouvant accueillir 49 chevaux de course, et une vaste remise permettant d’abriter plus de 50 véhicules hippomobiles, utilisables pour diverses occasions.
Aujourd’hui rare musée de cette qualité au monde, la remise expose une impressionnante collection de véhicules, selleries et harnachements, en parfait état, comme cette petite berline jaune utilisée pour inviter le jeune Chopin à donner un concert au château.
Paix républicaine
Les murs de la Halle d’attelage sont couverts des multiples trophées du fameux safari de Alfred III Antoni Potocki (1886-1958), qui hérita du château en 1915 et poursuivit la rénovation entamée par son père. Le coût de cette expédition africaine fut si élevé que l’événement trouva écho mondain dans toute la Pologne.
Le palais de Lancut était alors un lieu moderne, disposant d’un orchestre privé. Les représentants de lignées royales et d’aristocrates polonais ou étrangers aimaient s’y rencontrer. Le comte le mit aussi à la disposition de la Deuxième République de Pologne pour des visites officielles, dont la plus pittoresque fut celle d’un maharaja hindou.
Temps de guerre
Filleul de Guillaume de Prusse, Alfred III Antoni Potocki fut ménagé par l’envahisseur allemand pendant la Deuxième Guerre mondiale, même si la Wehrmacht occupa un étage du château et saisit de nombreux biens de valeur. Pendant l’occupation, le comte employa autant de personnes que possible dans son domaine, permettant ainsi à des familles entières de survivre et échapper aux travaux forcés en Allemagne.
En 1944, Potocki dut se résoudre à abandonner son palais avant l’arrivée de l’Armée Rouge. Il parvint à s’exiler en Suisse, emportant six cents caisses de meubles et biens précieux, matériel d’équitation et souvenirs familiaux. D’anciens employés cachèrent aussi ce qu’ils purent.[4]
Pour protéger la résidence du pillage et de la destruction, le gardien eut enfin la géniale idée de pendre à l’entrée un panneau écrit en russe indiquant qu’il s’agissait d’un musée polonais appartenant à la nation. Pensant à un ordre de Moscou, les soldats soviétiques épargnèrent ainsi le château.
Asservissement communiste
Désormais au pouvoir, les communistes ordonnèrent de supprimer la gloire ancienne et les « traces d’exploitation sociale » du palais. Boiseries et parquets furent donc détruits, tandis que les biens mobiliers qui restaient furent subtilisés. Dans la cour du château, un triste feu de joie emporta cartes et livres précieux.
Souhaitant asservir le pays, le pouvoir communiste terrorisa les aristocrates, ainsi que tous les Polonais qui lui avaient résisté. Il ordonna la confiscation des biens et la déportation en Sibérie de ceux qui n’avaient pas eu la chance ou la lucidité de fuir.
La République de Pologne fut donc pillée d’abord par le Reich Allemand, puis par l’Union Soviétique. Des trains complets de biens culturels quittèrent alors son territoire et nombre d’entre eux ne furent jamais retrouvés.
Alfred et son frère Jerzy ne furent jamais autorisés à retourner en République populaire de Pologne, même avec un visa touristique.
Centre culturel contemporain
En 2015 et 2016, d’importantes rénovations furent financées en particulier par des mécènes norvégiens.
Sur la liste du patrimoine de l’Unesco, le château de Lancut est l’une des résidences aristocratiques les mieux conservées de Pologne. Il temoigne de la richesse du pays avant la Deuxième Guerre mondiale. Ses 80 salles présentent au public des intérieurs meublés parfaitement reconstitués et des collections nationales prestigieuses, dont une bibliothèque de livres et manuscrits du 15e au 18e siècle, des collections d’armes anciennes et de services en cristal des manufactures polonaises du 18e siècle.
Depuis 1960, au mois de mai, le Festival International de Musique Classique de Lancut accueille des artistes du monde entier.
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Notes:
. [1] Magdalena Górska: Izabela z Czartoryskich (online, accès 01.06.2021) Wilanow-palac.pl.
. [2], [3] André Boudard: Mémoires, lettres et pièces authentiques touchant la vie et la mort de S.A.S. Monseigneur Louis-Antoine-Henri de Bourbon Condé, duc d’Enghien. Paris, 1823.
. [4] Joanna Sokołowska – Gwizdka: Ze wspomnień starego lokaja (online, accès 01.06.2021) Cultureave.com.
Bibliographie:
. L’Histoire du Château (online, accès 01.06.2021) Zamek-lancut.pl.
. Adam Kucharski: Polak w Maghrebie. Jana Potockiego podróż do Maroka (1791) (online, accès 01.06.2021) Wilanow-palac.pl.