Après un Siècle d’or, la République des Deux Nations, Union de la Pologne et de la Lituanie, subit à partir du milieu du 17e siècle une série d’invasions et de soulèvements qui conduisirent à la perte d’un tiers de son territoire lors du Premier partage de 1772. Seule une grande réforme de l’État pouvait la sauver. Quatre années d’intense travail parlementaire permirent à la Grande Diète de préparer une constitution révolutionnaire et l’adopter le 3 mai 1791. « Vive Mai, vive le 3 Mai! » : ce cri résonne avec ferveur en ce jour de fête nationale polonaise.
La naissance du constitutionnalisme moderne est liée à trois révolutions. Le 17 septembre 1787, la constitution américaine fut associée à la bataille pour l’indépendance. Le 3 mai 1791, la constitution polonaise, première constitution moderne en Europe, résulta d’un blocage institutionnel mettant en péril la souveraineté de l’État. Le 3 septembre 1791, la constitution française fut la conséquence du renversement brutal d’un pouvoir monarchique absolu.
Toutes trois trouvèrent leurs racines intellectuelles dans l’idéologie en vogue à l’époque des Lumières. Elles se structurèrent autour de la souveraineté de la nation, l’équilibre démocratique des pouvoirs, et la force de la loi garantissant stabilité et sécurité intérieures.
La république nobiliaire
La République des Deux Nations résulta en 1569 de l’union du Royaume de Pologne et du Grand-Duché de Lituanie. Suite à l’extinction de la dynastie Jagellon en 1572, le régime devint une monarchie élective. Son parlement, la Diète (Seym), était réservé à la noblesse qui représentait environ 10% de la population. Il élisait le souverain par scrutin direct (electio viritim) à l’occasion d’une assemblée extraordinaire. Henri de Valois en devint l’éphémère premier roi.
Cette institution sans équivalent prônait l’égalité et la liberté de débat des nobles. Depuis 1505, elle interdisait au roi de lever des impôts ou promulguer des lois sans l’accord de la noblesse. Celle-ci disposait de larges droits politiques et économiques : liberté fiscale et religieuse, inviolabilité de ses biens, assujettissement des paysans.
La prospérité agricole qui régna dans la région jusqu’au milieu du 17e siècle permit un développement harmonieux de la République. Mais une crise économique et sociale coïncida avec une évolution du système politique. A compter de 1651, la Diète adopta en effet le « liberum veto », droit de veto permettant à un député d’interrompre la session en cours en criant « je n’autorise pas ». Chaque noble avait ainsi un contrôle absolu sur le pouvoir central.
Régnant sur un million de kilomètres carrés, dépourvue de capacité de prise de décision, la structure fédérale n’était plus en mesure de rivaliser avec le pouvoir de type féodal des magnats, les richissimes propriétaires terriens. La démocratie nobiliaire devait aussi faire face à l’ingérence de puissances étrangères, qui pouvait soudoyer un seul représentant pour bloquer son processus parlementaire. À partir de 1736, plus aucune diète n’arriva à son terme normal.
La Grande Diète
Le dilemme opposant liberté individuelle des citoyens et puissance de l’État prévalut en Europe lors de la crise des démocraties parlementaires de l’Entre-deux-guerres. En Pologne, cette question apparut dès le 18e siècle.
Tant que les nobles, seuls citoyens représentés, acceptaient la souveraineté de la Couronne, l’État gouvernait généralement avec efficacité. Fort d’une élite et d’une armée unies, il rencontrait aussi des succès diplomatiques et militaires. Lorsque le prix de cet équilibre fut de renoncer à des réformes fiscales et budgétaires essentielles, la Couronne Polonaise devint incapable de se défendre. Son pacifisme lui donnait un faux sentiment de sécurité. Tandis que son régime libéral affaibli la rendait suspecte aux yeux des monarchies absolues qui l’entouraient.
Élu en 1764 avec le soutien de la tsarine Catherine II, le roi Stanislas II Auguste Poniatowski (1732-1798) fit face à la confédération de Bar (1768-1772), ligue d’une partie de la noblesse hostile à la Russie. L’échec de la révolte aboutit au premier partage de la Pologne et au maintien de Stanislas sur le trône. Mais le roi, aidé par un bloc de nobles bourgeois, était désormais déterminé à briser la résistance des magnats à modifier la gouvernance du pays.
Le désir de réforme prit un élan considérable à la fin des années 1780. Une session extraordinaire du parlement, La Grande Diète ou Diète de Quatre Ans, se tint à Varsovie d’octobre 1788 à mai 1792 pour établir une Constitution rétablissant la souveraineté de la République.
Une révolution douce
La réforme polonaise consistait en une autolimitation sociale et politique volontaire par sa classe dirigeante. Avec la promulgation de la Constitution du 3 Mai 1791, la noblesse réalisait une transition progressive de l’Ancien Régime vers un nouveau système politique. Les parlementaires précisaient dans le document qu’ils étaient motivés par leurs « propres intérêts bien compris ». Il ne s’agissait pas d’une révolution au sens fort, avec ses morts et ses destructions, comme la France vécut à la même époque. On la qualifia de « révolution douce ».
Les transitions politiques en cours en France et en Pologne était aussi radicalement différentes. La première souhaitait abandonner l’omnipotence de l’État et l’absolutisme royal pour donner le pouvoir à la société. La seconde aspirait à moderniser sa démocratie nobiliaire en renforçant sa gouvernance et sa souveraineté.
La Constitution du 3 Mai réformait non seulement le système politique, mais aussi l’ordre social. Elle abandonnait en effet progressivement les structures féodales, réduisait le fossé entre noblesse et bourgeoisie et visait à étendre peu à peu la citoyenneté aux autres classes sociales.
L’esprit de la Constitution reprenait à la fois les idées des Lumières, les principes du monarchisme parlementaire et d’ancien éléments de la culture juridique polonaise. Il faisait aussi largement référence à la tradition du vieux républicanisme polono-lituanien. La constitution établissait la gestion conjointe de l’armée et du trésor. Ainsi, l’union entre la Couronne Polonaise et le Grand-Duché de Lituanie se trouvait renforcée, même si l’État conservait un caractère fédéral.
La Constitution du 3 Mai
La réforme donnait le pouvoir exécutif au roi, présidant un Conseil des Gardiens des lois (« la Garde des lois »), composé du primat de Pologne, des cinq ministres nommés par le roi (trésor, police, guerre, justice, affaires étrangères), du maréchal de la Diète, du prince héritier (la fonction royale redevenant élective) et deux secrétaires sans droit de vote. Les ministres avait une responsabilité politique devant la Diète qui pouvait les destituer à la majorité.
La loi garantissait aussi le pouvoir municipal face à la noblesse. La constitution souhaitait réglementer la propriété, protéger les salariés et créer les conditions permettant l’établissement d’une banque nationale.
L’article premier proclamait aussi la liberté de foi et assurait la tolérance religieuse. Toutes les confessions étaient placées sous la protection du gouvernement. En même temps, la constitution reconnaissait le catholicisme majoritaire comme la religion nationale. La communauté juive avait la liberté de s’installer, de faire de l’artisanat et du commerce, d’acheter des maisons et de créer des usines. Elle restait un groupe ethnique avec son droit coutumier.
Enfin, le document constitutionnel reconnaissait que « la source de richesse la plus abondante du pays coule des mains des paysans ». Hugo Kollataj, prêtre, homme politique, écrivain et recteur de l’Université de Cracovie fut l’un des artisans de la Constitution. Il entreprit de transformer le servage en un système de rentes garantissant la liberté des paysans. La constitution promettait aussi cet affranchissement à tous les serfs venus de l’étranger, qui pouvaient changer de profession sur le sol polonais. Cette promesse aurait particulièrement contrarié la tsarine Catherine II, car elle risquait d’affaiblir les structures féodales archaïques de la Russie.
La célébration par Matejko
Jan Matejko, renommé pour ses grandes fresques historiques, célébra en 1891 le centenaire de l’évènement. L’artiste choisit ainsi une mise en scène dynamique montrant la procession entre, au loin, le Château Royal de Varsovie où la Constitution venait d’être adoptée, et la cathédrale Saint Jean-Baptiste, où le roi devait répéter sa prestation de serment. Il représenta non seulement les protagonistes essentiels de l’évènement, mais également les diverses classes sociales parmi les observateurs.
En tête du cortège, le roi Stanislas II Auguste Poniatowski, en manteau rouge, gravit déjà les marches menant à l’église. Dans un geste théâtral, il tend les bras vers une dame qui va lui remettre une couronne de laurier sous un dais doré. Derrière le roi suivent les principaux co-auteurs de la Constitution.
En robe noire et ceint de l’Ordre de l’Aigle Blanc, Hugo Kollataj fraye le passage. Stanislaw Malachowski, président de la Grande Diète, brandit la Constitution d’un geste triomphal. A ses côtés, Ignacy Potocki, Grand maréchal de Lituanie, lève sa coiffe. Tous deux sont juchés sur les épaules de nobles représentants de la République des Deux Nations.
Les chroniques de Kraszewski
Auteur de plus de six cents livres, Jozef Ignacy Kraszewski (1812-1887) fut l’écrivain le plus prolifique de l’histoire de la littérature polonaise. Il publia trois volumes de chroniques historiques racontant l’époque des Lumières.
Une cérémonie célébrant le premier anniversaire de la Constitution était en préparation, écrivait-il, depuis le mois de février. L’objectif était d’élever la fibre nationale et créer une ferveur populaire autour de la Constitution ayant donné plus de pouvoir au roi. L’ambiance était tendue car des nouvelles inquiétantes arrivaient à Varsovie : l’armée russe s’apprêtait à entrer en Pologne. La mobilisation générale était annoncée.
Kraszewski poursuivait : il y a des circonstances, dit le roi, dans lesquelles une heure de retard peut faire beaucoup de mal. Il se confessa et dicta un testament, partant pour la manifestation comme s’il allait mourir. La cérémonie devait avoir lieu à l’heure prévue. Le roi devait se rendre au château à cheval. Finalement, pour plus de sécurité, il arriva dans un magnifique carrosse en verre de cristal.
L’évêque de Poznan l’accueillit à l’entrée de l’Église. Il le conduisit à travers une foule de députés, sénateurs, ministres, fonctionnaires et diplomates. Des dames élégantes arboraient les couleurs nationales. Les fiers escadrons en uniformes de gala et les gardes à pied de la Couronne Polonaise et du Grand-Duché de Lituanie se tenaient au garde-à-vous.
A Varsovie, toutes les cloches sonnèrent. Des canons tirèrent au-delà de la Vistule. La foule acclamait : Vive le peuple ! Vive notre roi bien-aimé ! Mais une tempête printanière se leva, accompagnée de rafales de vent, de pluie et de grêle, et certains y virent un mauvais signe.
La confédération de Targowica
Dès juillet 1791, une ligue de nobles polonais hostiles à la Constitution du 3 Mai s’était rassemblée autour de quelques magnats sous le nom de confédération de Targowica. Ils demandaient l’aide de la Russie pour retrouver les privilèges que leur accordait l’ordre précédent.
Après quelques mois de préparation, une délégation de grand magnats menée par le comte Stanislaw Potocki se rendit en secret à Saint-Pétersbourg pour signer l’acte fondateur de la confédération. Proclamé le 14 mai 1792, quelques jours après le premier anniversaire de la Constitution, il appelait publiquement la Russie à intervenir « au nom de la nation ». Il servait ainsi d’argument à Catherine II pour attaquer militairement la Pologne sans faire de déclaration de guerre. Le roi Poniatowski tenta sans succès de négocier avec la tsarine, offrant de remettre le trône à son petit-fils Konstanty.
Les soldats russes investirent donc le territoire polonais le 18 mai. Trois mois plus tard, la guerre prit fin avec la soumission du roi à la confédération de Targowica et l’abolition de la Constitution du 3 Mai. Tandis que l’ambassadeur russe prenait le pouvoir à Varsovie, la Prusse, qui n’était pas intervenue militairement, obtint en échange de sa neutralité que la Pologne subisse son deuxième partage en janvier 1793.
Dans le même temps, des écrivains et des philosophes étrangers, couverts de cadeaux par la tsarine russe, écrivirent des pamphlets propagandistes. Quelques années plus tôt, Voltaire voyait déjà en Catherine II une « bienfaitrice de l’humanité », et en l’armée russe une « armée de paix ». Sans avoir jamais voyagé en Pologne, l’encyclopédiste avait relayé des opinions défavorables.
Symbole de la lutte pour l’indépendance
Lors de l’insurrection de Kosciuszko en 1794, les principaux confédérés furent condamnés à mort par pendaison, la plupart par contumace puisqu’ils se trouvaient en territoire russe. Les Russes massacrèrent la population civile de Varsovie où jusqu’à 20 000 personnes perdirent la vie.
Mais la défaite des patriotes polonais conduisit en 1795 au troisième partage du territoire et la disparition de la Pologne jusqu’en 1918. Le roi Stanislas II Auguste, qui avait soutenu le mouvement, fut contraint d’abdiquer et d’aller finir sa vie en exil à Saint-Pétersbourg. Dans la peinture de Moniuszko, le roi détrôné regarde avec nostalgie un tableau représentant le Palais sur l’Eau de Varsovie.
La Pologne ne s’était pas effondrée dans le chaos ou l’anarchie, mais à la suite d’un processus démocratique qui souhaitait surmonter une crise sociale et politique en effectuant des réformes novatrices.
En avance sur son temps, la démocratie polonaise avait dû affronter l’égoïsme de quelques privilégiés et surtout la coalition des monarchies absolues qui l’encerclaient alors. Perdant son territoire, elle ne put se développer avant la création de la Deuxième République de Pologne en 1918.
Mais la Constitution du 3 Mai 1791 put devenir le graal et le symbole de la lutte pour l’indépendance dans l’esprit des Polonais sous domination étrangère. Elle fut aussi une référence prestigieuse pour tous les patriotes en exil, notamment en France et aux Etats-Unis. Elle donnait un droit incontestable à l‘indépendance d’une nation et à l’autodétermination d’un peuple affirmant sa foi dans un régime démocrate libéral et dans le pouvoir de la Loi.
Vive Mai, vive le 3 Mai!
Bibliographie:
. Andrzej Dziadzio: Konstytucja 3 Maja 1791 roku na tle koncepcji ustrojowych Oświecenia. Państwo i Społeczeństwo VI, 2006 nr 4.
. Józef Ignacy Kraszewski: Polska w czasie trzech rozbiorów 1772 – 1799. Studia do historii ducha i obyczaju. Tom III. Wyd. NapoleonV, Oświęcim 2015.
. Adam Zamoyski: Polska. Opowieść o dziejach niezwykłego narodu 966-2008. Wydawnictwo Literackie, 2011.
. Karolina Dzimira-Zarzycka: Jan Matejko: „Konstytucja 3 Maja 1791 roku” (online, access 02.05.2022) Culture.pl.