Sa biographie ressemble à un roman d’aventure. Issu d’une modeste famille des Basses-Carpates, Julian Falat (1853-1929) poursuivit des études artistiques académiques européennes et réalisa un véritable tour du monde, accompagna des chasses royales et devint l’ami de Guillaume II de Prusse, réforma l’École des Beaux-Arts de Cracovie et fut certainement l’un des plus grands aquarellistes polonais.
Les années d’apprentissage
Julian Falat naquit à Tuliglowy, près de Przemysl, au sud-est de la Pologne, alors sous domination autrichienne. Son père, organiste de l’église du village, complétait ses modestes revenus en peignant des motifs colorés sur les portes et les fenêtres des maisons traditionnelles en bois, ainsi que sur les croix de chemin. C’est ainsi que l’enfant découvrit la magie des pinceaux.
Encouragé par son professeur de dessin du lycée, l’adolescent partit en 1869 étudier à l’École de dessin et de peinture de l’Université Jagellonne de Cracovie (renommée École des Beaux-Arts en 1873). Julian subvenait alors à ses besoins en travaillant à la bibliothèque de l’université.
A cette époque, l’École préparait, soit au métier de professeur de dessin, soit à des études académiques à l’étranger. Les fils de familles aisées partaient ainsi en général à Paris ou à Munich. Durant la deuxième moitié du 19e siècle, Munich était en effet devenu le centre artistique le plus important après Paris. Son Académie accueillait de nombreux étudiants d’Europe Centrale et Orientale. On y trouvait un important groupe de peintres polonais très appréciés par la critique allemande, dont Jozef Brandt (1841-1915) était le chef de file.
A défaut de pouvoir les rejoindre, Falat trouva un emploi dans un bureau d’architecture à Odessa. Remarquant son talent, son dirigeant, un architecte polonais, l’encouragea à partir étudier à l’École Polytechnique de Munich. Julian dut malheureusement interrompre ses études après seulement quelques mois en raison de difficultés financières. Il partit alors travailler en Suisse comme dessinateur industriel pour la construction d’une ligne de chemin de fer près de Zurich. Avec ses nouvelles économies, il put enfin reprendre sa formation artistique entre 1877 et 1880 à l’Académie des Beaux-Arts de Munich. Ses études terminées, Falat s’installa à Varsovie.
Maître de l’aquarelle
Si Julian Falat adopta d’abord le style académique, précis et plutôt sombre, de l’École de Munich, un séjour à Rome au tournant des années 1880 et 1881 eut un impact déterminant sur sa carrière. La lumière et la douceur méditerranéennes l’amenèrent en effet à éclaircir sa palette et à peindre en plein air. Il y réalisa surtout l’aquarelle intitulée « Le Mercredi des Cendres ». Exposée à Cracovie, Munich, Varsovie et Vienne, cette œuvre lui apporta de nombreuses critiques élogieuses et une reconnaissance artistique fulgurante.
Ayant choisi l’aquarelle d’abord pour des raisons économiques, l’artiste visait alors un réalisme proche de la peinture à l’huile. Les galeristes soulignaient ainsi le naturel de ses créations et l’expressivité de ses portraits.
La fortune venant, il resta pourtant fidèle à cette technique exigeante ne permettant pas de correction. Sa boîte de couleurs l’accompagnait en effet facilement dans ses voyages et lui permettait de reproduire des réalités ethnographiques avec précision et spontanéité. Utilisant une large palette, il aimait aussi laisser les teintes se mélanger pour créer de subtiles nuances.
Falat gagnait sa vie en illustrant des revues varsoviennes, ce qui contribuait aussi à sa notoriété. Il fréquentait la bourgeoisie et l’aristocratie varsoviennes mais préférait s’échapper pour peindre des scènes de la campagne polonaise. Il n’idéalisait pas le monde rural qui lui rappelait son enfance. Falat peignait donc les gens naturellement, avec une certaine mélancolie. Il se considérait réaliste plutôt que naturaliste, et ses représentations alliaient esthétisme et optimisme.
Le lac Switez
Julian Falat s’intéressa aussi à des sujets liés à la culture polonaise. Il réalisa ainsi plusieurs œuvres intitulées Świteź. Ce lac, qui se trouve aujourd’hui en Belarus, doit sa notoriété à un poème de Adam Mickiewicz (1798-1855). Le grand poète romantique polonais reprit une légende locale, selon laquelle s’y trouvait autrefois une ville qui, pour échapper à une attaque barbare, fut engloutie par un mystérieux déluge et remplacée par un vaste lac et des fleurs rares réincarnant les habitants de la cité perdue de Switez.
Si de Nowogrodek tu parcours les parages,
Entré dans le bois ténébreux
De Pluzyny, crois-moi, retiens ton équipage
Et sur le lac jette les yeux.
C’est là que le Switez étend sa transparence
Dans un cercle presque infini,
Son rivage assombri d’une verdure dense
Et, tel miroir de glace, uni. [1]
En 1884, Falat voyagea en Espagne. Dans ses Souvenirs, il fit l’éloge de la ville de Grenade et des Velasquez du Prado de Madrid. Il décrivit aussi des combats de coqs et de taureaux, et s’amusa du caractère ardent des Espagnols.
Tour du monde et japonisme
Accompagné de Edward Simmler, banquier et amateur d’art, Julian Falat fut un des premiers peintres européens à entreprendre un véritable tour du monde, qui allait durer une année. Les deux amis embarquèrent en 1885 à Marseille à destination du Proche-Orient puis du Moyen-Orient. Ils visitèrent Aden, Ceylan, Singapour et Hong Kong. Ils séjournèrent longuement au Japon, avant de prendre la direction de San Francisco, traverser les États-Unis en train et rejoindre l’Europe en bateau.
Le peintre multipliait les aquarelles, qu’il vendait pour financer son voyage ou conservait comme autant de souvenirs de voyage. Certaines représentent de magnifiques scènes de genre.
Le Pays du Soleil Levant fascina Falat. Il nota à son sujet : « La nation entière ne fait qu’une avec la nature, dont elle se soucie si raisonnablement et avec un tel sens artistique. » […] « Seul notre amour pour la Pologne nous a fait manquer notre pays et penser à y retourner. » [2]
Des années plus tard, l’esthétique de l’estampe japonaise continua d’inspirer ses paysages d’hiver, faisant l’éloge d’une nature intemporelle, empreinte de sérénité et de poésie. L’artiste choisit des cadrages asymétriques où de grands espaces blancs impressionnent et guident le regard du spectateur, à la manière du vide de la surface non peinte des estampes.
De retour à Varsovie, Falat se passionna pour la chasse, qui faisait partie de la culture nobiliaire, alliant un certain attrait pour la nature et une réelle nostalgie du Royaume de Pologne. On traquait chevreuils, petit gibier et oiseaux, mais aussi cerfs, élans et ours.
Chasse à l’ours
Les scènes de chasse devinrent, pendant une dizaine d’années, le thème majeur de l’œuvre de Julian Falat. Elles connurent un succès considérable.
En 1886, la Maison Radziwill, l’une des plus ancienne familles du Grand-duché de Lituanie, organisa, pour le nouveau roi de Prusse Guillaume II, la chasse de Niasvij (aujourd’hui en Belarus, en polonais: Nieśwież). Muni de lettres de recommandations, Falat saisit cette occasion de se porter volontaire pour réaliser une chronique picturale de la chasse à l’ours. Il s’attachait à représenter les scènes de groupe accompagnant l’évènement et saisir les attitudes des participants.
Amateur d’art, Guillaume II appréciait la compagnie et le talent de Falat. Pendant presque dix ans, il l’invita régulièrement à son manoir de chasse de Hubertusstock. Il lui permit de participer au Salon de Berlin, et même d’y organiser deux expositions de peintures polonaises en 1891, puis en 1896.
Ses compatriotes critiquèrent le peintre pour cette amitié. Même si le jeune roi affichait des idées plutôt libérales, le conduisant notamment à démettre le chancelier Bismarck, les Polonais continuaient d’être considérés en Prusse comme lästige Ausländer, résistants à la germanisation forcée. Falat nota lui-même que Guillaume II devenait de plus en plus autoritaire et finit par s’en éloigner.
Les années cracoviennes
Après la mort de Jan Matejko en 1893, Julian Falat lui succéda à la direction de l’École des Beaux-Arts de Cracovie. En 1895, le comte polonais Kazimierz Badeni fut nommé ministre-président d’Autriche et assouplit les règlements envers les minorités de Galicie. Falat en profita pour recruter des artistes-pédagogues de premier rang et la transformer en Académie. Il en fut le recteur pendant quinze ans, et réussit à l’élever parmi les meilleures européennes, au grand dam de l’administration autrichienne qui ne voyait pas d’un bon œil cette nouvelle concurrence pour Vienne.
Inspiré par la beauté de la ville de Cracovie, l’artiste s’essaya au paysage urbain.
A cette époque, il consacra aussi beaucoup d’effort à la fresque historique Bérézina, représentant la célèbre bataille de novembre 1812 entre l’armée russe et la Grande Armée de Napoléon Ier, au côté de laquelle se distinguèrent des milliers de soldats polonais. Les panoramas étaient à la mode à la fin du 19e siècle. Wojciech Kossak et Julian Falat invitèrent d’autres peintres polonais à se joindre à eux pour réaliser cette fresque gigantesque de 15 mètres de haut et 120 mètres de long. Exposée en 1896 à Varsovie, Berlin, Kiev, Moscou, elle rencontra un accueil enthousiaste. Malheureusement, ne trouvant finalement aucun acheteur, Kossak décida de la découper pour la vendre sous la forme de peintures indépendantes.
Falatowka
Falat n’oublia pas son amour des espaces sauvages. Il réalisa ainsi des paysages de grand format mettant en scène des animaux emblématiques. Ainsi la Polésie, région couverte de lacs et de marais, était considérée comme le royaume des élans.
Julian et son épouse italienne choisirent comme lieu de villégiature, le village de Bystra, en Silésie. L’artiste y fit construire une maison et un atelier, où il prit sa retraite en 1910. Ses peintures les plus typiques représentent alors les doux paysages montagneux des Beskides voisines.
A la mort de sa femme, Falat déménagea à Torun, dans l’ouest de la Pologne, pour participer à la reconstruction de la vie culturelle en Poméranie, région alors annexée par la Prusse. Après l’indépendance de la Pologne en 1918, il devint directeur du département Art au ministère de la Culture.
Il écrivit dans ses Souvenirs « L’art polonais doit transmettre notre histoire et nos croyances, nos qualités comme nos défauts ; il doit être la quintessence de notre sol, de notre ciel et de nos idéaux. »[3] Jusqu’à la fin de sa vie, il resta attaché à ses origines rurales et reprit régulièrement la thématique des villages et leurs habitants.
Le peintre voyageur vécut avec passion, ambition et ouverture d’esprit. Il fut reconnu par ses contemporains comme un aquarelliste hors pair. Et à Bystra, sa maison favorite, la Fałatówka, abrite aujourd’hui un Musée Julian Falat.
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Notes:
. [1] Adam Mickiewicz: Ballades, romances et autres poèmes, choisis, présentés et traduits du polonais par Roger Legras, Éditions l’Âge d’Homme, 1998
. [2], [3] Julian Fałat: Pamiętniki. Nakładem księgarni F. Hoesicka. Warszawa, 1935.
Bibliographie:
. Jerzy Malinowski: Julian Fałat. Krajowa Agencja Wydawnicza, Warszawa, 1985.
. Julian Fałat: Pamiętniki. Nakładem księgarni F. Hoesicka. Warszawa, 1935.
. Kazimierz Badeni – Polak premierem Austrii. Polskieradio.pl (online, accès 31.01.2023)
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