Le tournant des 19e et 20e siècles vit le développement des arts décoratifs. Le vitrail apparut alors comme un support parfait pour mettre en valeur les couleurs et les motifs de l’Art Nouveau. A cette époque, Cracovie était le laboratoire architectural et artistique du mouvement moderniste et patriotique Jeune Pologne. Le maître verrier S.G. Zelenski dédia son talent et son enthousiasme à mettre en lumière les dessins de ses représentants, tels Stanislaw Wyspianski et Jozef Mehoffer.
La Galicie bénéficiait d’une relative autonomie culturelle au sein de l’empire d’Autriche, symbolisée par la fondation en 1873 de l‘Académie des connaissances de Cracovie, véritable centre intellectuel d’une Pologne alors sans territoire officiel. La même année, le grand peintre historique Jan Matejko (1838-1893) devint le premier directeur de l’École des Beaux-Arts de la ville. Dans les quarante années qui suivirent, Cracovie connut un renouveau architectural et une vitalité artistique sans précédent.
Dans les immeubles d’habitation de la Vieille ville, des centaines de vitraux ornaient les escaliers, où ils étaient placés à chaque étage. A l’intérieur, ils isolaient des regards extérieurs tout en apportant un éclairage coloré et tamisé, créant une atmosphère cosy. En façade, ils servaient de vitrines, particulièrement à la nuit tombée, étant souvent situés au-dessus des portes d’entrée et mis en valeur par un lustre. A l’arrière des édifices, les verrières pouvaient aussi masquer élégamment la cour réservée au personnel de service.
Les compositions des vitraux des immeubles les plus prestigieux formaient une série thématique originale. Chaque œuvre était unique et composée à la manière d’une toile de maître. Reprenant souvent des motifs floraux ou bucoliques, ils amenaient la liberté et la beauté de la nature dans des intérieurs urbains.
L’Atelier S.G. Zelenski
En 1904, l’architecte Stanislaw Gabriel Zelenski (1873-1914) racheta un atelier d’art verrier fondé deux ans plus tôt à Cracovie. Il visita les plus grandes manufactures européennes et développa sa propre vision de l’entreprise. Il fit concevoir et bâtir un nouvel atelier spécialement adapté au travail du vitrail. Zelenski lui adjoignit une bibliothèque et fit venir les meilleurs spécialistes pour former ses artisans.
Zelenski eut aussi l’idée déterminante de créer la fonction de directeur artistique et de s’associer à des peintres reconnus. Les traits distinctifs de l’École du vitrail de Cracovie purent ainsi émerger du mouvement moderniste Jeune Pologne. Le succès fut fulgurant. Entre 1904 et 1907, l’Atelier S.G. Zelenski reçut plusieurs prix à l’occasion d’expositions internationales.
La ville de Cracovie fut la première à bénéficier de ce succès. Sous l’impulsion de l’effervescence avant-gardiste de ses artistes, la ville était devenue le cœur de la culture polonaise.
A l’initiative de sa propriétaire, l’hôtel Pollera, situé 30 rue Szpitalna, hébergeait les comédiens après leurs représentations dans les théâtres de la ville. Ainsi le peintre et poète Stanislaw Wyspianski (1869-1907), figure de proue du mouvement Jeune Pologne, y célébra avec sa troupe la première de son drame iconique « Noces » (1901).
Stanislaw Wyspianski
A l’occasion de la rénovation de l’hôtel, Wyspianski dessina deux des premiers vitraux réalisés par l’atelier S.G. Zelenski, reprenant les thèmes floraux et les courbes de l’Art Nouveau.
En 1897, les franciscains avaient demandé à Wyspianski de préparer des dessins de verrières pour l’église Saint-François-d’Assise. La plus célèbre est l’immense « Création du monde », de plus de huit mètres de haut, qui domine l’arrière de la nef. Elle fut réalisée en 1904 par l’atelier S.G. Zelenski.
Wyspianski représente Dieu dans une composition dynamique où la Création du monde semble rejoindre le Jugement dernier, symbolisé par la main levée. En opposition au vitrail ecclésial traditionnel, la modernité de l’œuvre tient à la fluidité et la simplicité de son dessin, le contraste et l’abstraction des couleurs, ainsi que l’absence de division de la scène en panneaux. L’ensemble ouvre ainsi un large éventail d’interprétations et d’émotions, interpellant pélerins et simples visiteurs à leur sortie de l’église.
La même année, chargé de l’ensemble de la décoration intérieure de la Société de Médecine, Wyspianski conçut un autre vitrail grandiose reconnu comme un summum de l’art. Une nouvelle fois, il confia son dessin exigeant à l’atelier S.G. Zelenski, dont il assit définitivement la notoriété.
Brillant comme le soleil, Apollon est entouré de divinités en orbite. A gauche se trouvent les divinités masculines : Saturne, Jupiter, Mars et Mercure. A droite les divinités féminines : Lune et Vénus. La position de la Terre sous le pied d’Apollon symbolise la révolution copernicienne. L’Atelier du Musée du vitrail de Cracovie reconstitua l’œuvre originale, malheureusement détruite en 1945.
Henryk Uziemblo
En 1908 fut édifié au 9 rue Ste Anna un bel immeuble en brique de style Art Nouveau pour accueillir la Société d’hypothèque et de prêt pécuniaire. Il sera repris plus tard par la Chambre des métiers de Cracovie. L’architecte chargea S.G. Zelenski de créer trois verrières. Leur conception revint à Henryk Uziemblo, alors directeur artistique de l’atelier.
Henryk Uziemblo (1879-1949) étudia la peinture notamment à l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie auprès de Wyspianski, puis à l’Académie Julian de Paris auprès du décorateur et affichiste Eugène Grasset, avant de suivre un enseignement en décoration intérieure à Londres.
De retour en Pologne, il travailla en tant que designer industriel avant de devenir un renommé décorateur d’intérieurs de palais, théâtres, hôtels et cafés prestigieux. Il fut l’un des promoteurs de l’utilisation ornementale de motifs issus du folklore polonais.
Pour la porte d’entrée de la Société d’hypothèque et de prêt pécuniaire, Uziemblo conçut un vitrail à la composition géométrique, dont les roses, violets et bleus, s’intégraient parfaitement à la façade en brique de l’immeuble.
Pour l’escalier, le peintre proposa deux scènes bucoliques, « Jardin de village » au premier étage et « Saule » au deuxième étage. Leurs styles différents sont tous deux très modernes et recherchés.
Le célèbre café littéraire « Jama Michalika », créé en 1895, a la particularité d’avoir été décoré par des artistes l’ayant fréquenté. Henryk Uziemblo réalisa ainsi un dessin insolite représentant en centaure Irena Solska, l’épouse et muse de Ludwik Solski, acteur et metteur en scène.
Stefan Matejko
Neveu du maître Jan Matejko, le peintre Stefan Matejko (1872-1935) succéda à Uziemblo comme directeur artistique de l’atelier de S.G. Zelenski jusqu’à la mort du maître verrier en août 1914. Poursuivant ensuite son travail créatif au sein de sa propre entreprise, Matejko conçut les vitraux d’une cinquantaine de bâtiments de Cracovie.
Son style mêlait dessin classique et lignes Art Nouveau. De manière astucieuse, il utilisait de minces profilés de plomb pour structurer la composition autour de nuances de couleurs très décoratives. Comme Uziemblo, ses sujets faisaient souvent référence à la fascination du mouvement Jeune Pologne pour la beauté de la nature et la simplicité de la vie à la campagne.
À la différence des nations coloniales invitant alors à l’exotisme, le patriotisme cracovien prônait la représentation d’espèces locales de plantes et d’animaux, ainsi que de personnages en costumes régionaux.
Pour décorer la porte d’entrée et l’escalier de l’immeuble Art Nouveau du 9 rue Pilsudski, Stefan Matejko fit appel au peintre Zbigniew Pronaszko (1885-1958). Bien que de conception simple, les vitraux des parties inférieures des fenêtres témoignent du soin de l’atelier à ne pas utiliser de motifs purement répétitifs, tout en mettant en valeur la décoration florale des parties supérieures.
À la fin du 19e siècle, l’Art Nouveau avait emprunté certains motifs, comme les papillons, à l’estampe japonaise.
Officier de la division « Krakowska » de l’armée Autrichienne, Zelenski mourut en août 1914 sur le champ d’une des premières batailles contre l’Empire russe.
Jozef Mehoffer
Repris par son épouse puis son fils, l’atelier resta une entreprise familiale jusqu’à sa nationalisation en 1952. La fabrication de lampes décorées de verres colorés constitua leur fonds de commerce, mais ils poursuivirent aussi la collaboration de l’atelier avec les architectes de la ville.
La première guerre mondiale avait mis fin à l’élégance exubérante de la période Art Nouveau. Les verrières monumentales se limitaient de nouveau aux édifices religieux. L’atelier S.G. Zelenski réalisa ainsi en 1924 plusieurs vitraux pour la cathédrale du Château Wavel d’après des dessins de Jozef Mehoffer (1869-1946). Ce peintre symboliste polonais était déjà renommé pour sa conception d’un ensemble de treize verrières pour la cathédrale de Fribourg en Suisse.
Avant d’être montés dans la chapelle, les vitraux de la cathédrale Wavel furent présentés et médaillés d’or à l’Exposition internationale des arts décoratifs de Paris en 1925.
Un renouveau des vitraux profanes survint dans les années 1930. L’Atelier S.G. Zelenski fut ainsi sollicité à l’occasion de la reconstruction de l’ancienne Caisse d’épargne de la ville de Cracovie au 15 rue Szpitalna. Mehoffer conçut deux œuvres monumentales pour orner l’escalier de l’impressionnant bâtiment. Les sujets, des allégories de la prospérité et de l’épargne, devaient en souligner la fonction.
Le vitrail « Prospérité » est surmonté du proverbe latin SUAE QUISQUE FABER FORTUNAE, qui signifie « chacun est l’artisan de sa propre fortune », symbolisée par de modestes ouvriers et outils au pied de riches palais.
Le vitrail « Epargne » met en scène un groupe de jeunes gens déposant des pièces dans un petit coffre rouge, entourés de la personnification et des symboles de la vertu de l’économie.
120 Lat
Franciszek Maczynski (1874-1947) fut un architecte renommé, qui évolua de l’Art Nouveau vers le modernisme, et créa de nombreux édifices singuliers de Cracovie. Il adorait décorer ses immeubles de vitraux, qu’il concevait souvent lui-même. Il aimait mêler motifs géométriques et naturels dans des scènes de tonalité fantastique. Maczynski fut l’un des derniers directeurs artistiques de l’atelier S.G. Zelenski.
L’atelier survécut à la Deuxième Guerre mondiale et devint une coopérative industrielle d’état dans les années 1950. En 2000, un jeune artiste, Piotr Ostrowski, racheta l’atelier S.G. Zelenski, le remit en activité et lui adjoignit un Musée du Vitrail, toujours situé 23 rue Krasinski. Il reconstitua plusieurs anciens vitraux disparus, d’après des dessins originaux.
En 2022, une exposition en plein air dans le parc Planty entourant la vieille ville de Cracovie célébra le 120e anniversaire (120 lat) de la fondation de l’atelier.
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Bibliographie:
. Krystyna Pawłowska: WITRAŻE KRAKOWSKIE w kamienicach mieszkalnych i obiektach użyteczności publicznej z przełomu wieków XIX i XX, 2018, Wydawnictwo EDYTOR.
. Wystawa na krakowskich Plantach 2022, 120 Lat Pracowni i Muzeum Witrażu.