Au 20e siècle, la Sibérie devint synonyme de l’enfer pour des millions de citoyens de différentes cultures et origines. Un jugement arbitraire leur infligea en effet un long et cruel exil en camp de travail forcé, souvent sans retour. Jozef Czapski (1896-1993), peintre et écrivain, livra l’un des premiers témoignages sur l’horreur du Goulag dans son livre « Terre inhumaine » (1947).
En polonais, le mot Sybir désigne un lieu de déportation. Il dérive de Syberia, qui est le nom de la région géographique allant de l’Oural au Kamtchatka.
Les Sybiraks
Déjà au 16e siècle, Ivan le Terrible éloignait ses opposants politiques dans des lieux isolés. Puis, la Russie étendant son contrôle à l’Est sur des régions immenses et peu attractives pour les colons volontaires, le tsar Alexis (1645-1676) y établit de rudimentaires camps de travail forcé. Le bagne, Katorga en russe, fit dès lors partie intégrante du système judiciaire.
A la suite d’un changement législatif en 1847, le Katorga devint la sentence communément appliquée lors de toute rébellion contre le régime impérial. Des centaines de milliers de personnes fut ainsi exilées. La pratique s’intensifia en particulier lors des soulèvements indépendantistes polonais de 1863 et 1905.
L’exil s’accompagnait de la perte des droits civils et la confiscation des biens. Certains travailleurs forcés se retrouvèrent mineurs, bucherons, ouvriers agricoles. D’autres se virent affectés à la construction d’infrastructures comme le chemin de fer transsibérien. Les déportés avaient aussi pour rôle de coloniser ces régions peu peuplées de Sibérie et du Kamtchatka. Les Polonais, de plus en plus nombreux, y formèrent ainsi la minorité des Sybiraks.
En 1866, environ 700 d’entre eux, chargés du creusement d’une route près du lac Baïkal, se soulevèrent contre leurs gardes cosaques. Ils s’attribuèrent le nom de Légion sibérienne des Polonais libres et tentèrent de rejoindre la Mongolie voisine. Mais le gouverneur-général appela à la rescousse des milliers de soldats russes qui parvinrent à vaincre les insurgés. Les leaders furent exécutés et, sur ordre du tsar Alexandre II, leurs dernières lettres ne furent jamais remises à leurs familles.
Les aventuriers
Déporté entre 1863 et 1883, le peintre Aleksander Sochaczewski (1843-1923) témoigna à son retour, dans des dizaines d’œuvres, des conditions de vie difficiles des Sybiraks. Sa toile la plus célèbre, intitulée Adieu l’Europe !, met en scène le dernier arrêt des exilés à la frontière entre Europe et Asie, marquée par un obélisque. L’artiste s’y représente, debout à droite, face au monument.
Maigre satisfaction, l’exil sibérien permit l’émergence d’aventuriers polonais.
Ainsi, le comte de Beniowski (1746-1786) s’évada d’une forteresse du Kamtchatka. Il raconta sa fuite rocambolesque à travers l’Asie, puis ses deux expéditions à Madagascar, dans ses célèbres Mémoires et voyages, publiées à Paris en 1791. Cet Empereur auto-proclamé de l’île Rouge devint un héros des littératures polonaise et française.
Accusé d’avoir participé à l’Insurrection de 1863, le géologue Aleksander Czekanowski (1833-1876) fut condamné à la déportation à perpétuité en Sibérie. Vivant dans des conditions miséreuses, il constitua une collection d’insectes et de minéraux, qu’il examinait avec une loupe taillée dans un verre brisé. Il put la faire parvenir à un confrère, membre de l’Académie des Sciences, qui usa de son influence pour le faire libérer. Czekanowski finit sa vie en explorant la Sibérie jusqu’au cercle arctique.
Il fut le mentor d’un compagnon d’exil, Jan Czerski (1845-1892), paléontologue et géographe autodidacte, connu pour avoir dessiné la première carte du lac Baïkal.
Incarcéré puis déporté pour agitation politique, l’écrivain Waclaw Sieroszewski (1858-1945) rejoignit un village du Nord-Est de la Sibérie après un voyage de neuf mois. Tout en étant employé comme forgeron, il réalisa une étude approfondie des populations autochtones. Il la publia en 1896 sous le titre 12 ans au pays des Iakoutes.
Bronislaw Pilsudski
Bronislaw Pilsudski (1866-1918) était le frère aîné de Jozef, futur maréchal et premier Chef d’État de la Pologne libérée. Alors étudiant, il fut impliqué dans un attentat contre le tsar Alexandre III et condamné à la pendaison. Ses parents vendirent la propriété familiale pour voir la peine de leur fils commuée en quinze ans de travaux forcés sur l’île de Sakhaline, près du Japon. Figurant parmi les premiers prisonniers politiques du camp, lettré, l’autorité pénitentiaire l’affecta à des tâches administratives, puis à des expéditions météorologiques, lui donnant ainsi une relative liberté.
Sur les conseils d’un autre bagnard lui-même ethnologue, Pilsudski s’improvisa anthropologue en s’intéressant aux coutumes des Aïnous, peuple autochtone des îles de la région. Il en apprit la langue, dont il créa un dictionnaire de dix mille mots.
Après sa libération, il resta sur place et épousa une jeune femme aïnou, dont il eut deux enfants. En 1903, il rejoignit Waclaw Sieroszewski pour étudier la culture aïnou sur l’île japonaise voisine d’Hokkaido. Il prit de nombreuses photographies. Surtout, il réalisa des enregistrements sonores sur une centaine rouleaux en cire, qui restèrent l’unique témoignage d’une langue aujourd’hui disparue. La guerre russo-japonaise le sépara définitivement de sa famille. Son épouse souhaitant par tradition rester dans son village, Pilsudski rentra seul en Europe en 1906. Il poursuivit ses recherches ethnographiques dans les Tatras polonaises. Après la révolution bolchevik de 1917, il émigra en Suisse, puis en France. Souffrant de dépression, il se noya dans la Seine à Paris en mai 1918. Une douzaine de descendants identifiés de Bronislaw Pilsudski vivent aujourd’hui au Japon, où leur aïeul reste une référence.
L’Archipel du Goulag
Pendant la guerre civile russe (1918-1921), les bolcheviks enfermèrent dans des camps des centaines de milliers de citoyens considérés « ennemis de classe ». L’objectif affiché était alors de les rééduquer par le travail.
Avec la prise de pouvoir de Staline en 1922, les camps devinrent un modèle à la fois oppressif et économique pour le régime. Ses dirigeants considéraient en effet le bagne comme un moyen efficace de développer les infrastructures, extraire les ressources naturelles et industrialiser l’Union soviétique. Le travail se payait en nourriture selon des normes rigides. Ainsi, lorsque les prisonniers ne remplissaient pas leurs quotas, ils recevaient de moindres portions.
En 1930, Staline fonda l’administration centrale des camps appelée Goulag. Toute prétention de rééducation avait disparu. Les koulaks, ces paysans possédant quelques ares et résistant à la collectivisation de leur bien, furent massivement internés. Puis, lors des purges de Staline, les « prisonniers politiques » furent déportés, sans procès. Il s’agissait d’opposants et dissidents officiels ou supposés, mais aussi de gens instruits et de citoyens ordinaires arrêtés arbitrairement par la police de sécurité du NKVD.
À son apogée, le réseau du Goulag comprenait des centaines de camps de travail forcé, chacun pouvant accueillir jusqu’à 10 000 prisonniers. Les historiens estiment qu’entre 1930 et 1953, environ 18 millions de personnes y furent incarcérées. Les conditions de vie étaient dantesques. Les bagnards pouvaient enchaîner des journées interminables à abattre des arbres avec des scies à main ou à creuser le sol gelé avec de simples pioches. Beaucoup mourraient de faim, de maladie ou d’épuisement, d’autres étaient exécutés. Au moins dix pour cent de la population carcérale mourrait chaque année.
L’Armée d’Anders
Après l’invasion en septembre 1939 de la Pologne par le Troisième Reich et l’Union soviétique, les occupants se partagèrent le territoire et poursuivirent deux objectifs analogues : l’extermination des élites politiques, intellectuelles et économiques, et le nettoyage ethnique et culturel. La déportation massive fut l’un des instruments fondamentaux de la politique d’occupation des autorités bolcheviks. Entre un million et un million et demi de Polonais furent ainsi envoyés au Goulag entre 1939 et 1941.
Après l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie en juin 1941, les Polonais et les Soviétiques devinrent alliés malgré eux et signèrent les accords Sikorski-Maïsky. Outre l’invalidation du démembrement de la Pologne, le traité prévoyait l’amnistie et la libération des Polonais des camps de travail, ainsi que la formation d’une armée polonaise en Union soviétique. Le 4 août, le général Wladyslaw Anders (1892–1970) fut libéré de prison et désigné commandant de cette nouvelle armée.
Anders ne se faisait aucune illusion sur la sincérité de Staline, qui détestait les Polonais. Les autorités des camps n’informaient pas les prisonniers de l’amnistie, ou bien ne libéraient que des malades et des infirmes. Une cellule spéciale fut établie par l’état-major polonais, dont la mission était de recueillir des informations sur le sort des prisonniers de guerre, notamment les milliers d’officiers polonais disparus.
Le recrutement se poursuivit lentement. Les candidats à l’armée d’Anders étaient à l’état de squelette, affaiblis par des mois de travail dans des conditions inhumaines. A l’épuisement physique, s’ajoutaient un manque continu de nourriture et une dotation insuffisante en armes. Qui plus est, l’hiver 1941 fut particulièrement froid.
Anders rejeta les demandes soviétiques d’envoyer son armée au front, et parvint à transférer entre mars et août 1942 environ 115 000 Polonais, dont 72 000 soldats, vers l’Iran, en partie occupé par les Britanniques.
L’enfer de Kolyma
Le vaste territoire de la Kolyma se trouve dans les confins nord-est de la Sibérie. En 1928, une expédition géologique révéla que la région était riche en gisements aurifères. Le régime soviétique obligeait les orpailleurs volontaires à revendre leurs découvertes à un prix dérisoire à une société minière d’état. L’extraction était ainsi dérisoire. Il installa donc un premier camp de travail forcé en 1932. Mais les trois quarts des 11 000 prisonniers ne passèrent pas l’hiver.
Au fil des ans, les victimes des répressions staliniennes arrivèrent en plus grand nombre. Le Transsibérien acheminait en plusieurs semaines les prisonniers dans des wagons de marchandise jusqu’à Vladivostok. Là, faute d’infrastructures terrestres, une flotte dédiée prenait le relais. Ses cargos étaient aménagés pour y entasser le maximum de travailleurs forcés. Ils les transportaient en cinq jours de mer pour un voyage généralement sans retour vers Magadan, un village de pêcheur qui devint une colonie pénitentiaire de 100 000 habitants. Les conditions de vie et de travail étaient abominables. Le froid hivernal extrême, le manque de nourriture, les épidémies et l’épuisement réduisait considérablement l’espérance de vie des prisonniers.
Plusieurs milliers de Polonais y furent déportés à partir de 1939. L’écrivain Anatol Krakowiecki (1901-1950), qui passa deux ans à Kolyma avant de bénéficier en 1942 des accords Sikorski-Maïsky, décrivit un « camp d’extermination par le travail ».
La victoire sur l’Allemagne en 1945 ouvrit de nouvelles sources de main-d’œuvre dans les pays nouvellement soumis : prisonniers de guerre allemands et japonais, opposants ukrainiens et roumains, membres de l’armée polonaise de résistance.
Entre 1932 et 1953, des centaines de milliers de travailleurs forcés trouvèrent la mort dans les 80 camps de la Kolyma, progressivement démantelés après la mort de Staline.
Memorial
Des Polonais libérés pour rejoindre l’Armée d’Anders révélèrent l’histoire de la Kolyma. Mais les Anglo-Américains, ne souhaitant pas froisser leur nouvel allié, ignorèrent délibérément leurs récits. En mai 1944, le vice-président américain, Henry Wallace, effectua un voyage de plusieurs jours dans la Kolyma. Les Soviétiques lui cachèrent évidemment la réalité des camps en mettant en scène des policiers déguisés en prisonniers. Ainsi trompé et sans doute naïf, Wallace fut un malencontreux relais de poids pour la propagande russe.
Le Goulag s’affaiblit fortement après la mort de Staline en 1953, mais ce n’est qu’en 1987 que Gorbatchev, petit-fils de victimes du Goulag, décida officiellement de leur démantèlement. Le dernier ferma en 1991 avec la chute de l’Union soviétique.
Les horreurs du système concentrationnaire furent révélées tardivement : jusqu’en 1991, les archives d’État restèrent en effet scellées. Et aucun film ou photographie des camps n’était accessible au public.
En 1973, bien après les premiers témoignages polonais, L’Archipel du Goulag fut publié à Paris. Alexandre Soljenitsyne, historien russe, survivant du Goulag, en révélait les atrocités. Il connut heureusement un succès retentissant en Occident. Néanmoins, dans les pays du Pacte de Varsovie, il n’était pas permis d’en parler.
Les premières déclarations publiques attendirent donc 1989. Cette année-là vit la fondation à Moscou de l’association à but non lucratif Memorial, avec l’aide de Sakharov et l’accord de Gorbatchev. Elle visait notamment à documenter les crimes soviétiques et commémorer la mémoire des victimes.
Malheureusement, le 28 décembre 2021, la Cour suprême russe ordonna la dissolution de Memorial, accusant l’association de « déformer la mémoire historique » et « créer une image mensongère de l’URSS ». Aujourd’hui, des millions de fantômes des goulags attendent toujours leur reconnaissance et espèrent ne jamais voir leurs rangs grossir de nouveau.
La Marche des Sybiraks – YouTube
Cette marche est l’hymne de l’Union des Sybiraks (Związek Sybiraków), fondée en Pologne en 1989.
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Bibliographie:
. Syberia – największe więzienie świata (online, access 05.07.2022) Polskie Radio, polskieradio.pl, 26.04.2017.
. Grzegorz Kucharczyk: Deportacje Polaków na Syberię w XX wieku (online, access: 05.07.2022) Narodowe Centrum Kultury, nck.pl.
. Janusz Kowalczyk: Bronisław Piłsudski – Recording the Ainu (online, access: 05.07.2022). Culture.pl.
. Mikołaj Gliński: Polish Authors Reporting from the Gulag: 8 Key Books (online, access: 05.07.2022). Culture.pl.