Histoire

La Bataille de Varsovie de 1920

Certaines batailles changent le cours de l’histoire de nations. D’autres influencent celle de civilisations. Lord Edgar D’Abernon (1857–1941), ambassadeur britannique à Berlin de 1923 à 1926, publia en 1931 un ouvrage intitulé « La dix-huitième bataille décisive dans l’histoire du monde: Varsovie, 1920 ». Bien que largement oubliée aujourd’hui en Europe occidentale, la guerre entre la Pologne libérée et la Russie bolchevique évita probablement une vague rouge à une Europe affaiblie par la Première Guerre mondiale. La Bataille de Varsovie compte ainsi parmi les plus importantes de l’histoire polonaise et européenne.

En 1917, une révolution violente renversa le dernier tsar de l’Empire russe. Peu après, la Grande Guerre mit fin aux monarchies des Hohenzollern en Prusse, et des Habsbourg en Autriche. En novembre 1918, la République de Pologne retrouvait un territoire indépendant, qu’elle avait perdu en 1795 lors de la Troisième partition de la Pologne entre ses trois voisins impériaux.

Un contexte périlleux

Pendant ce temps, la Russie soviétique plongeait dans une mer de sang. Vladimir Lénine (1870-1924), chef de la révolution bolchevique, créait la première dictature communiste de l’histoire. L’idéologie avait fusionné avec un système de gouvernement autoritaire de type tsariste. Le pouvoir bolchevique régnait sur un pays affamé et profondément divisé.

Dès décembre 1917, une police politique, la Tchéka, fut fondée pour combattre les ennemis du nouveau pouvoir. En 1918, L’Armée rouge fut développée avec le rétablissement du service militaire obligatoire de 18 à 40 ans. Son encadrement était assuré par d’anciens officiers de l’armée impériale, strictement contrôlés par la Tchéka. En 1919, elle comptait déjà un effectif pléthorique, toutefois mal formé et peu organisé. Sa mission première était de combattre la contre-révolution des Armées blanches qui était soutenue par les puissances étrangères alliées, écœurées par le traité de Brest-Litovsk qui avait été signé en mars 1918 entre les bolcheviks et les Allemands.

Son indépendance retrouvée, la situation de la Pologne restait délicate. La Deuxième République devait d’abord négocier ses frontières et être prête à défendre son territoire. Seule une première version de son contour fut bientôt définie par le petit traité de Versailles du 28 juin 1919, à l’issue d’une conférence à laquelle la Russie ne fut pas invitée. Qui plus est, après plus d’un siècle de partage, il fallait remettre en place des systèmes régaliens uniformes et trouver des sources de financement sur des territoires pillés et dévastés par les années d’occupation et de guerre. La Pologne devait donc rapidement restaurer ses structures administratives et former un gouvernement. A son avantage, elle n’eut aucune difficulté à trouver un Chef d’État ayant une autorité irréprochable et une force de rassemblement indiscutable.

Le maréchal Pilsudski

Cet homme providentiel s’appelait Jozef Pilsudski (1867-1935). Très impliqué bien avant la Première Guerre mondiale dans la vie politique de la région polonaise alors sous domination russe, Pilsudski y avait dirigé la fraction indépendantiste radicale du Parti Socialiste Polonais, qui comportait des unités paramilitaires prêtes à participer à la résistance et un hypothétique soulèvement contre les occupants. Pendant la Grande Guerre, il s’était illustré en créant les Légions polonaises puis en obtenant, en novembre 1916, la reconnaissance par les empires allemand et austro-hongrois d’un futur état polonais indépendant sur les territoires anciennement sous domination russe. Son arrestation en juillet 1917 par les Allemands avait achevé d’assoir le prestige de Jozef Pilsudski auprès de ses compatriotes.

Bataille de Varsovie
Bolesław Biegas: Portrait de Józef Piłsudski. Vers 1945. Huile sur carton. 50 x 37,5 cm. Musée National de Varsovie.

Le conseil de Régence le nomma donc Commandant en Chef des forces polonaises dès le 11 novembre 1918, puis Chef de l’État provisoire quelques jours plus tard. Pilsudski s’attela immédiatement à former un gouvernement de coalition et organiser une armée de vétérans.

Politiquement, il proposa un projet de fédération Entre-Mers, qui aurait rassemblé Pologne, Lituanie, Biélorussie et Ukraine sur le modèle de la République-des-Deux-Nations du 16e siècle. Le but était de renforcer la puissance de cette région contre la Russie. Face à l’opposition des états concernés, Jozef Pilsudski se rendit vite compte que ce projet était irréalisable. Il concentra donc ses efforts sur le renforcement de l’armée polonaise, ce qui allait avoir une influence décisive sur le cours des événements majeurs qui suivirent. Il fut nommé maréchal en mars 1920.

Bataille de Varsovie
Photo: Piłsudski passant en revue une unité de l’armée polonaise, Minsk 1919.

La tenaille

La Pologne était prise en tenaille entre le Reich allemand et la Russie bolchevique. Les politiciens polonais étaient partagés pour désigner le voisin le plus dangereux. Certains, à l’image de l’opinion majoritaire en Europe de l’Ouest, ne croyaient pas en la pérennité du bolchevisme et n’avaient pas confiance en l’Allemagne. D’autres, au contraire, observaient la révolution communiste avec anxiété tout en entretenant l’espoir de négociations constructives avec l’Allemagne. Le pacte Molotov-Ribbentrop de 1939 révélera finalement que les deux mâchoires de la tenaille sauront s’associer en une brutalité sans commune mesure.

Dès la fin 1918 et le retrait des Allemands, l’Armée rouge entreprit de soviétiser rapidement ses voisins immédiats, trompant avec plus ou moins de succès leurs populations par une propagande axée sur la « libération du peuple de l’oppression des capitalistes ». Elle occupa ainsi la Biélorussie et l’Ukraine.

Bataille de Varsovie
La ligne de front avant la Bataille de Varsovie, 1920.

Jozef Pilsudski estimait que la Pologne ne pouvait pas survivre aux côtés d’une Russie aussi agressive. Ne croyant pas aux bonnes intentions des bolcheviks, il refusa en janvier 1920 une proposition de négociation de la frontière orientale de la Pologne. Il pensait que la Russie cherchait juste à gagner du temps pour se préparer à l’offensive. En avril, le roi d’Espagne Alphonse XIII confirma les renseignements de l’espionnage polonais: lors d’une réunion en mars 1920, les chefs de l’Armée rouge et les commissaires bolcheviques, dont Josef Staline, avaient décidé d’attaquer la Pologne.

La Peste rouge

Les bolcheviks souhaitaient en effet étendre leur influence et développer des mouvements communistes en Europe. Il s’agissait plus précisément d’atteindre rapidement le centre de la révolution européenne, que les dirigeants soviétiques situaient en Allemagne.

Pour Lénine, la Pologne devint alors l’obstacle à éliminer pour pouvoir étendre son influence. Son objectif était d’avancer vers l’occident, « par-dessus le cadavre de la Pologne », selon l’expression de Mikhail Toukhachevski (1893-1937), le jeune commissaire militaire à la tête des armées du front de l’ouest et futur maréchal de Staline.

Le conflit était donc inévitable. Mais, tandis que la Russie souffrait de la guerre civile, la puissance de la Pologne résidait dans l’union et la détermination de son peuple à soutenir son indépendance face à la terreur de la « peste rouge ». Contre l’Armée bolchevique qui montait en puissance, la Pologne renaissante devait construire sa défense. Partout des affiches encourageaient à s’engager dans l’armée, avec le slogan: « Bats le bolchevik, défends ta patrie! »

guerre polono-bolchevique
Affiches polonaises en 1920.

Mobilisations

Les minorités nationales, comme la communauté de rite orthodoxe, n’avaient cependant pas de statut juridique sur le territoire de la Deuxième République de Pologne, encore dépourvue de constitution. De plus, l’importante communauté juive hésitait à soutenir une nation dont le futur était incertain et la langue parfois même inconnue. Il fut donc décidé que seuls les Polonais de souche seraient enrôlés dans l’armée.

Bataille de Varsovie
Infanterie polonaise allant au front. Centralne Archiwum Wojskowe.

La Pologne pouvait sembler isolée sur la scène politique. Elle reçut pourtant le support de la France, qui souhaitait à la fois limiter le pouvoir allemand et contenir la menace bolchevique sur l’Europe. Le président du conseil français Alexandre Millerand rejeta la proposition du premier ministre britannique David Lloyd George de laisser la Pologne seule face à l’agression de Lénine. Une mission militaire française, dirigée par le général Maxime Weygand, fut envoyée pour aider à former l’armée polonaise. Elle comprenait quatre cents officiers instructeurs, dont le jeune capitaine Charles de Gaulle. Weygand soulignera plus tard que la victoire revenait aux généraux polonais et leur plan de bataille.

En Hongrie, les forces contre-révolutionnaires qui avait écrasé, avec l’aide de troupes serbes, roumaines et françaises, le régime communiste qui avait pris le pouvoir entre mars et août 1919, tinrent aussi à aider la Pologne en approvisionnant armes et munitions. Malgré le refus des gouvernements tchécoslovaques et autrichiens, menacés par la Russie, d’autoriser un tel transit, les Hongrois parvinrent à assurer par leurs propres moyens le transport de 60 millions de munitions, qui arrivèrent à destination juste avant la décisive Bataille de Varsovie.

La Bataille de Varsovie

Le 25 avril 1920, anticipant l’attaque bolchevique, Pilsudski lança une offensive pour tenter de disperser l’Armée rouge et créer un état ukrainien indépendant. Malgré la conquête de Kiev, l’armée polonaise, en forte infériorité numérique, dut se retirer, et les Russes passèrent à l’attaque en juillet, sous le commandement de Mikhail Toukhachevski.

Les principaux affrontements se déroulèrent du 13 au 25 août 1920 aux environs de Varsovie. Il s’agissait pour les Polonais de stopper puis contrecarrer la puissante offensive des forces russes. Le général Tadeusz Rozwadowski (1866-1928), alors chef d’état-major général de l’armée polonaise, élabora un plan de bataille basé sur un concept de Pilsudski.

Bataille de Varsovie
Photo: Tadeusz Rozwadowski et Józef Piłsudski.

L’affrontement le plus décisif eut lieu à Radzymin, située à seulement 20 kilomètres de Varsovie. Perdue le 14, la ville fut reprise le 15 août grâce à une attaque éclair massive des divisions polonaises. La victoire définitivement acquise le lendemain, la contre-offensive se poursuivit et parvint à mettre en déroute l’essentiel des troupes soviétiques.

guerre sovieto-polonaise
Wojciech Kossak: L’Armée polonaise aux ordres de Pilsudski. 1935. Huile sur toile. 200 x 300 cm. Musée National de Varsovie.

Dans l’histoire des arts militaires, la Bataille de Varsovie ressort comme un chef d’œuvre tactique où la cavalerie, soutenue par une poignée de tanks et de biplans, est encore l’arme maitresse.

bataille de Varsovie
Jerzy Kossak: L’Artillerie polonaise à cheval. 1930. Huile sur toile. 61 x 108 cm. Musée National de Varsovie.

La victoire sur les bolcheviks était phénoménale. Avec un brin d’ironie, des adversaires politiques de Jozef Pilsudski la qualifieront de « Miracle de la Vistule ».

Josef Pilsudski
Wojciech Kossak: Piłsudski à cheval. 1928. Huile sur toile. 108,5 x 92,5 cm. Musée National de Varsovie.

La Bataille de Komarow

Une autre bataille importante eut lieu le 31 août près de Komarow, à l’est de la Pologne. Elle opposa six régiments polonais à vingt régiments soviétiques. L’armée polonaise parvint à vaincre et repousser son adversaire au-delà de la rivière Bug.

Ce fut certainement l’une des plus grandes batailles de cavalerie du 20e siècle. Les chevaux étaient omniprésents dans les plaines polonaises. Et la cavalerie, intimement associée à la longue histoire des guerres d’indépendance, tenait un rôle particulier dans la culture polonaise. Dans les maisons, les images de lanciers étaient populaires, comme celles de la famille d’artistes Kossak.

guerre sovieto-polonaise
Jerzy Kossak: La Bataille de Komarow 1. 1939. Huile sur toile. 69 x 120 cm. Collection privée.
Jerzy Kossak: La Bataille de Komarow 2. Reproduction. 1938. Huile sur toile. 120 x 200 cm. Collection privée.
Jerzy Kossak: La Bataille de Komarow 3. Reproduction de 1938. Huile sur toile. 69 x 120 cm. Collection privée.

D’autres combats furent menés pour reprendre les villes historiques polonaises de Vilnius et Lwow, ainsi que sur la rivière Niemen fin septembre 1920.

Bataille de Varsovie
Wojciech Kossak: Charge d’Uhlans polonais. Vers 1935. Huile sur toile. 40 x 55 cm. Collection privée (AgraArt).

Les radiotélégraphistes polonais eurent aussi l’occasion de s’illustrer lors de la Bataille de Varsovie après la prise d’une radio utilisée par les troupes russes pour communiquer avec leur commandement basé à Minsk. Ils parvirent en effet à brouiller continûment la fréquence avec des textes évangéliques, finissant de désorganiser les forces soviétiques en déroute. Déjà, en septembre 1919, le lieutenant Jan Kowalewski avait réussi à briser les codes de cryptage des messages de l’Armée rouge et la connaissance de certains ordres ennemis put être habilement utilisée par l’état-major polonais.

Le Traité de Paix de Riga

Un armistice fut signé le 2 novembre 1920. La Deuxième République de Pologne put adopter sa nouvelle constitution le 17 mars 1921. Le lendemain, les belligérants signèrent un Traité de Paix à Riga. Les représentants polonais était majoritairement des adversaires du concept de fédération cher à Pilsudski. Leur objectif était plutôt d’obtenir une frontière englobant les terres sur lesquelles prédominait la population polonaise. La frontière orientale de la Pologne fut ainsi établie. Elle survivra jusqu’en 1939.

Le Traité de Paix de Riga. Délégation soviétique à gauche. Délégation polonaise à droite.

La Russie fut condamnée à restituer les biens culturels pillés sur le territoire polonais depuis l’usurpation territoriale de 1795, ainsi qu’à payer une indemnité de 30 millions de roubles-or à la Pologne. Elle ne sera jamais versée.

Les Soviétiques ne respectèrent pas davantage les accords concernant les droits des citoyens polonais vivant en Russie. Un destin tragique attendait en effet plus d’un million et demi d’entre eux, tandis qu’un autre million réussirent à rejoindre leur pays d’origine.

Liberté préservée

La guerre polono-bolchevique ne consista pas en d’anodins affrontements militaires aux confins orientaux de l’Europe. Si la Pologne avait perdu la bataille, elle aurait partagé le destin de la Biélorussie et de l’Ukraine et perdu son indépendance fraichement retrouvée.

Bataille de Varsovie
Frontières polonaises, 1921.

 La victoire polonaise ne sauva pas seulement la jeune république et la liberté de son peuple pour une vingtaine d’année. Elle évita une probable expansion bolchevique dans les pays voisins, comme la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Roumanie. Elle empêcha la propagation à grande échelle de la révolution communiste en Europe occidentale, et une possible soviétisation du continent européen. C’est pour cette raison que Lord Edgar D’Abernon écrivit que l’histoire de la civilisation moderne connut peu d’événements aussi déterminants que la Bataille de Varsovie en 1920.

En souvenir, le 15 août, jour de l’assomption, devint la fête des forces armées en Pologne.

« Je viens payer ma dette envers ceux qui ont défendu la liberté de notre pays et de l’Europe » déclara le pape Jean-Paul II lors de sa visite en 1999 au cimetière de Radzymin, où reposent les tombes des soldats tués lors de la guerre polono-bolchevique. Le pape expliqua que lui-même, né en 1920 alors que les bolcheviks attaquaient Varsovie, avait grandi en entendant les récits de cette bataille, en particulier de la bouche de son père.


Bibliographie:

. Stanisław Cat-Mackiewicz: Historia Polski od 11 listopada 1918 do 17 września 1939. Wyd. Uniwersitas, Kraków 2012 (s. 182, 191).

. Adam Zamoyski: Polska. Opowieść o dziejach niezwykłego narodu 966-2008. Wyd. Literackie, 2011.

. Prof. Andrzej Nowak: Bitwa Warszawska. Muzhp.pl (online, 29.06.2020) muzhp.pl/pl/e/1164/bitwa-warszawska

. Michał Szukała: Rocznica podpisania traktatu ryskiego. Dzieje.pl (online, 29.06.2020) dzieje.pl/aktualnosci/rocznica-podpisania-traktatu-ryskiego

. Maciej A Pieńkowski: Jak zbudowano wojsko, które pobiło Armię Czerwoną? Tytus.edu.pl (online, 29.06.2020) tytus.edu.pl/2020/04/23/jak-zbudowano-wojsko-ktore-pobilo-armie-czerwona/

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