Dans les années 1930, la découverte, à l’extrémité de la presqu’île du lac marécageux de Biskupin, au nord-ouest de la Pologne, d’un campement fortifié du 8e siècle av. J.-C. marqua l’histoire de l’archéologie polonaise. La remarquable qualité de sa préservation le fit surnommer « Pompéi polonaise ». Un Musée y expose aujourd’hui des vestiges particulièrement bien conservés et dévoile une fidèle reconstitution de ce haut-lieu de la culture lusacienne.
En 1932, des travaux d’irrigation détournèrent le lit de la rivière Gasawka, faisant baisser de plusieurs dizaines de centimètres le niveau de l’eau du petit lac de Biskupin. Les paysans et les enfants du village trouvèrent alors des fragments de poterie et autres vestiges historiques. Averti, l’instituteur du village remarqua dans la tourbe de gigantesques alignements de rondins de bois fossile ayant été travaillés par l’homme. Il décida donc d’alerter le professeur Jozef Kostrzewski (1885-1969), éminent archéologue de l’Université de Poznan. Après une première inspection des lieux en 1933, le scientifique conclut à la probable présence d’une colonie de culture lusacienne sur la péninsule du lac de Biskupin.
La culture lusacienne
Dans la seconde moitié du 19e siècle, la région de Lusace, située près de l’actuelle frontière polono-allemande, avait révélé de vastes cimetières rassemblant des urnes funéraires datées du tournant des âges du bronze et du fer, entre 1700 et 400 av. J.-C. A l’époque, la tradition scientifique identifiait des groupes préhistoriques, et l’archéologue allemand Rudolf Virchow créa ainsi cette appellation.
La culture lusacienne se trouvait sur le territoire actuel de la Pologne et des régions limitrophes aujourd’hui en Allemagne, Tchéquie, Slovaquie, Ukraine. En réalité évolutive et multiethnique, elle n’était pas uniforme. Ces colonies partageaient toutefois une économie agricole basée sur la culture céréalière et la domestication animale. En dehors de l’incinération en urnes, aucun rite funéraire ne put être identifié. Certains signes et représentations d’oiseaux sur des céramiques pourraient faire référence au culte du soleil, mais ils apparurent tardivement à l’âge de fer.
En raison de l’incinération des corps, aucun reste ne pouvait être analysé génétiquement. Cependant, certains chercheurs firent l’hypothèse d’une communauté génétique en Europe Centrale pouvant remonter au 7e millénaire av. J.-C. Elle était liée au concept d’origine autochtone des Slaves. Dans l’entre-deux-guerres, l’archéologie polonaise, dont Jozef Kostrzewski était le chef de file, cherchait ainsi à prouver que les territoires polonais furent occupés par des Slaves issus de la culture lusacienne. Elle s’opposait à une théorie erronée de la propagande nazie des années 1930 selon laquelle d’anciennes tribus germaniques auraient occupé ces territoires qui devaient donc revenir au Reich allemand. L’exploration du site revêtait donc aussi une grande importance politique.
La vie à Biskupin
La découverte d’un campement fortifié témoigne aussi des rivalités existant déjà au début de l’âge de fer. Un rempart de 470 mètres de long et 6 mètres de haut, surmonté d’un chemin de ronde et entouré d’une large bande armée de pieux dressés en diagonale, protégeait Biskupin, déjà partiellement cerné par les eaux du lac. Un ponton en bois menait à l’unique porte fortifiée.
Une centaine de maisons mitoyennes, alignées sur 13 rangées parallèles, pouvaient abriter un millier de personnes. Des rondins couvraient aussi les rues. Cette disposition ordonnée garantissait une grande stabilité sur les sols humides. Elle reflétait aussi une sociéte probablement égalitaire.
Chaque maison, d’environ 80 mètres carrés, pouvait accueillir une famille de 8 à 10 personnes. Le chêne et, dans une moindre mesure, le pin furent les bois les plus utilisés pour les structures. Ormes, aulnes et bouleaux servirent également aux planchers, une couverture d’argile en assurant l’isolation. Des roseaux protégeaient probablement les toits. Mousse et argile isolaient les murs et un rideau de peaux animales protégeait chaque entrée du froid.
Suivant un plan intérieur identique, chaque maison comportait une entrée, servant de pièce de rangement pour les outils. A l’arrière se trouvait une grande salle avec un important foyer en pierre de 2,5 m de diamètre et un large lit partagé par la famille. Aucune pièce n’était destinée au bétail, qui passait donc l’hiver à l’écart.
Pendant l’été, les habitants pouvaient séjourner loin du camp, se consacrant à l’agriculture, l’élevage, la pêche, la cueillette et la chasse. Le village servait donc principalement l’hiver. Les femmes tissaient. Les hommes fabriquaient des outils et des armes, notamment des haches : plus fréquemment en bronze qu’en fer, souvent en pierre pour l’usage courant.
Les fouilles archéologiques
Même si le bétail apportait l’essentiel de la nourriture, les autochtones pratiquaient aussi la chasse, comme en témoignent les ossements découverts : cerfs, chevreuils, sangliers, bisons, élans, lièvres, renards, loups. Plus surprenant, on retrouva de grandes quantités de squelettes de grenouilles à Biskupin.
Une équipe de six archéologues, soutenus par une trentaine de villageois, s’attelèrent à explorer le site entre 1934 et 1939. S’étalant sur deux hectares tourbeux et marécageux, les fouilles rencontrèrent de nombreuses difficultés techniques. Il fallait pomper l’eau en permanence. Une couche de limon limitait la visibilité au fond du lac. Et la mise hors d’eau des vestiges en bois les mirent en danger alors que les conditions anaérobies les avaient conservés en très bon état.
Le professeur Kostrzewski invita des ethnographes et des architectes spécialisés dans la construction populaire en bois à participer aux recherches et à préparer une reconstitution du village.
L’archéologie polonaise eut aussi pour la première fois recours à la photographie aérienne : un appareil était suspendu à un ballon captif à l’hydrogène et déclenché grâce à un cordon depuis le sol ou bien un retardateur. Des avions militaires avec des navigateurs photographes survolèrent également Biskupin. Des plateformes en bois de 10 mètres de haut permirent de cartographier précisément le site. Malheureusement, une grande partie des milliers de photographies documentaires disparurent pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le site fut recouvert de terre et de sable pendant la guerre. Les travaux de recherche reprirent en 1947 sous la direction du professeur Zdzislaw Rajewski, jusqu’à son décès en 1974. Rajewski eut aussi l’idée de créer à Biskupin un centre de formation expérimentale des étudiants en archéologie.
La culture poméranienne
Des études environnementales établirent qu’à l’époque la plus active de la communauté (~ 740 – 730 av. J.-C.), la péninsule devenait temporairement une île à chaque dégel printanier. La montée progressive du niveau de l’eau liée à un important changement climatique obligea les habitants à quitter la colonie aux 6e et 5e siècles av. J.-C. Plus d’un demi-millénaire plus tard, le niveau revint vers le niveau actuel, permettant à la presqu’île d’accueillir une nouvelle colonie aux 2e et 3e siècles après J.-C., puis une forteresse entre les 7e et 9e siècles.
A l’âge du fer, ce changement climatique vit la culture lusacienne faire place progressivement à la culture poméranienne. Celle-ci se répandit dans les bassins de la Vistule et de l’Oder, couvrant tout le territoire de la Pologne.
La culture poméranienne se distingue par son rite funéraire comprenant l’enterrement d’urnes faciales. Des vases funéraires en forme de vaisseaux anthropomorphes apparurent aussi dans la partie occidentale du bassin de la mer Baltique.
Les visages sur les récipients trouvés en Pologne étaient très divers, allant d’un seul nez avec un piercing, ou d’une simple esquisse gravée, à des visages presque réalistes avec lèvres, menton, sourcils, voire cils marqués. Souvent les « oreilles des urnes » étaient ornées de boucles d’oreilles en métal, parfois en ambre. Des perles de la luxueuse résine fossile furent découvertes dans plus d’une centaine de sites de culture poméranienne. Ce n’est pas sans raison que le bassin de la Vistule est surnommé la Côte d’Ambre.
Les urnes faciales existèrent en Pologne jusqu’à l’adoption du christianisme et l’abandon de la crémation au 10e siècle. Elles sont probablement inspirées de la culture étrusque du nord de l’Italie dans le cadre des échanges autour du commerce de l’ambre et des fourrures. On découvrit à Biskupin des perles d’ambre et des objets en métal d’origine égyptienne, témoignages de possibles trocs plus anciens.
Les chercheurs estiment que des dizaines de campements similaires couvraient le territoire polonais. Mais seul celui de Biskupin, miraculeusement préservé par les eaux, en témoigne aujourd’hui.
Bibliographie:
. Muzeum Archeologiczne w Biskupinie, Polska Akademia Nauk – Oddział we Wrocławiu, Instytut Archeologii i Etnologii Polskiej Akademii Nauk: Europa w okresie od VIII wieku przed narodzeniem Chrystusa do I wieku naszej ery. Jutta Kneitel: Twarze Europy – naczynia antropomorficzne późnej epoki brązu i wczesnej epoki żelaza. Biskupin – Wrocław, 2016.
. Tadeusz Malinowski, Ryszard Wołągiewicz, Bogusław Gediga: Problemy kultury pomorskiej. Muzeum Okręgowe Koszalin, 1979.
. Kultura łużycka (online, access 25.09.2022) Archeologia.com.pl