Peinture

Jardin Étrange, énigme symboliste de Mehoffer

Jozef Mehoffer (1869-1946) fut l’un des principaux représentants du mouvement moderniste Jeune Pologne (Młoda Polska). Porte-drapeau du style Sécession polonaise, il acquit très tôt une notoriété internationale, grâce à l’art monumental notamment. Ses activités de prédilection étaient en effet la création de vitraux et de fresques murales. Dans un autre domaine, une peinture symboliste de Mehoffer, intitulée Le Jardin Étrange et datée de 1903, rencontra un succès immédiat lors de sa présentation à Vienne à l’automne de la même année.

La notoriété de cette œuvre de plus de deux mètres de côté ne cessa de croître grâce à de nombreuses expositions à travers le monde, dont deux présentations aux Galeries Nationales du Grand-Palais à Paris en 1976 et en 2000.

Au soleil

Eté 1902. Mehoffer venait d’être nommé, à seulement 33 ans, professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie, où il enseignait depuis déjà deux ans. Trois ans auparavant, il avait épousé Jadwiga Janakowska, qui devint le sujet de prédilection de sa peinture de chevalet. Un fils, Zbigniew, était né de leur union.

Alors que la jeune et heureuse famille passait des vacances estivales à Siedlec, un village situé à proximité de Cracovie, Mehoffer s’attela à une œuvre qui allait devenir emblématique. A l’origine, cette toile s’intitulait Soleil.

Józef Mehoffer: Le Jardin Étrange. 1903. Huile sur toile. 217 x 208 cm. Musée National de Varsovie (domaine public).
Józef Mehoffer: Le Jardin Étrange. 1903. Huile sur toile. 217 x 208 cm. Musée National de Varsovie (domaine public).

L’artiste y représente sa femme, leur fils et la nourrice. Les trois personnages sortent de l’allée ombragée d’un verger pour venir dans la direction du peintre, dans une clairière en plein soleil. Au premier plan, le petit garçon, nu comme un angelot, s’avance prudemment sous une lumière intense. Il tient dans ses mains des branches de roses trémières, symbole de fertilité.

Derrière, à moitié dans l’ombre, sa mère porte une robe très élégante de sa couleur préférée, saphir. Elle tend la main vers une branche chargée de pommes, tout en semblant jeter un regard complice au peintre. En retrait, se tient la nourrice, en costume folklorique de Cracovie. Par ce genre de clin d’œil, Jozef Mehoffer aimait introduire des références à l’histoire de sa région dans ses œuvres.

Jardin d’Eden?

La perspective du jardin est soulignée par des guirlandes de fleurs. Elles sont préparées comme pour une fête et créent donc aussi un lien entre le décor champêtre et les luxueux habits des personnages. Le plein soleil renforce l’atmosphère festive, ainsi que la puissance de la nature abondante.

Józef Mehoffer: Le Jardin Étrange. 1903 (détail).
Józef Mehoffer: Le Jardin Étrange. 1903 (Détail).

Dans le même temps, l’angle de vue resserré accentue le caractère intimiste de la scène. Le dessin précis, les délicates nuances de vert et de brun de ce jardin d’Eden concourent à un sentiment d’harmonie et de bonheur. Enfin, l’alliance des jeux de lumière et de perspective guident le regard de l’observateur d’un personnage à un autre. De l’enfant, à la mère, puis à la nourrice…

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Józef Mehoffer: Le Jardin Étrange. 1903 (Détail).

Il n’y aurait rien de particulier dans cette idylle somme toute réaliste, sans, au premier plan, cette libellule aux traits nets et à la taille disproportionnée, dont l’apparence tranche carrément avec la scène. Son image paraît plaquée artificiellement sur la toile, tel un vitrail. L’insecte semble d’ailleurs complètement ignoré par les personnages. Cette rupture d’équilibre donne à l’œuvre une dimension secrète et fantastique. Le titre final de l’œuvre prend certes tout son sens. Mais que peut donc représenter cette libellule inattendue dans cette peinture où rien ne semble aléatoire?

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Józef Mehoffer: Le Jardin Étrange. 1903 (Détail).

Les messagères de Freyja

Dans la mythologie nordique européenne, Freyja, la déesse de la fécondité était considérée comme la première parmi les Valkyries servant Odin, le maître des dieux. Elle portait un collier magique et, lorsque son mari était absent, pleurait des larmes d’or qui se transformaient en ambre au contact de l’eau de mer. Les libellules étaient les messagères de Freyja.

C’est probablement pour cette raison que les missionnaires chrétiens choisirent de diaboliser ces insectes pour mieux combattre le paganisme. Au Moyen-Âge, elles devinrent ainsi en Europe des annonciateurs de mauvais présage dans la plupart des superstitions européennes. On les qualifiait souvent de chevaux du diable ou de dragons volants. Il en reste leur nom anglais: dragonfly.

Akitsu Shima

Après plusieurs siècles d’isolement, le Japon ouvrit ses ports au monde en 1854. Sa culture, proche de la nature, loin de la fantaisie chinoise, séduisit rapidement peintres et écrivains occidentaux. A la fin du 19e siècle, la simplicité et la fluidité des estampes du mouvement artistique Ukiyo-e (littéralement « image du monde flottant ») inspirèrent les peintres impressionnistes et postimpressionnistes, notamment l’École de Pont-Aven.

Katsushika Hokusai: Libellule et campanule. Fin des années 1820.
Katsushika Hokusai: Libellule et campanule. Fin des années 1820 (domaine public).

La libellule est présente dans l’art japonais depuis des temps anciens. Les rizières du pays du soleil levant en hébergent les larves de quelques deux cents espèces différentes. Elles protègent les récoltes des insectes prédateurs et les habitants des moustiques. Les Annales mythologiques rédigées vers l’an 720 lui donnaient une haute importance symbolique. Elles appelaient le Japon Akitsu Shima, ce qui signifiait « l’île aux libellules » en japonais ancien.

Considérée comme un insecte victorieux, porteur de chance et de bonheur, symbole de l’été et du renouveau, la libellule ornait des cloches cérémonielles en bronze dès le IIe siècle. La croyance était si forte que les guerriers samouraïs décoraient leur armure de son image.

Symbolisme

Durant ses années d’études à Paris de 1891 à 1894, Mehoffer s’était intéressé à l’art japonais ainsi qu’à la peinture symboliste, telle celle de Gustave Moreau (1826-1898) et de Pierre Puvis de Chavannes (1824-1898).

Jozef Mehoffer se construisait un style propre l’amenant à un Art Nouveau, emblématique du style Sécession polonaise, imprégné à la fois de postimpressionnisme, de symbolisme et de culture polonaise.

L’un des procédés symbolistes adopté par Mehoffer consistait à donner une taille disproportionnée à certains éléments choisis parmi un environnement naturaliste. Ils devenaient ainsi des symboles à interpréter. La réalité de la scène était remise en question et l’œuvre prenait la dimension d’une énigme à déchiffrer.

Renouveau

L’Art Nouveau emprunta iris et orchidées à l’estampe japonaise. Vaste élan de renouveau des formes artistiques, il eut été paradoxal qu’il n’adopta pas aussi la libellule, symbole de la métamorphose. Elle orna ainsi de nombreux vases de Emile Gallé et lampes de Tiffany.

Lampe Libellule par Clara Driscoll pour Tiffany Studios. Vers 1910. Vitrail et bronze. Dayton Art Institute (domaine public).
Lampe Libellule par Clara Driscoll pour Tiffany Studios. Vers 1910. Dayton Art Institute (domaine public).

Mais c’est en joaillerie qu’elle trouva une place toute particulière en devenant le sujet de broches et pendentifs richement conçus. Sa représentation la plus emblématique est certainement le superbe ornement de corsage intitulé Femme Libellule que René Lalique réalisa pour l’actrice Sarah Bernhardt et présenta en 1900 à l’Exposition Universelle de Paris. Ce même évènement honora d’une médaille d’or les premiers vitraux de la cathédrale de Fribourg en Suisse, chef d’œuvre de l’Art Nouveau conçu par Jozef Mehoffer, qui avait remporté un prestigieux concours international en 1895.

Menace ou préjugé?

De nombreux spécialistes du symbolisme affirmèrent qu’il était vain de rechercher la signification que Mehoffer avait voulu donné à sa libellule. Selon eux, la seule apparition d’un autre monde donnait un sens au tableau en amenant le spectateur dans le domaine de l’étrange. Le symbole choisi n’avait pas d’importance, il représentait simplement le mystère.

Un critique en manque d’inspiration affirma que cette libellule symbolisait de manière générale la menace planant sur un bonheur.

Sans préjuger de son apparence, ne pourrait-elle pas représenter plutôt la présence de l’artiste lui-même, guidant et protégeant sa chère famille? Ses ailes dorées et son corps couleur saphir ne pourraient-ils pas alors suggérer la bonne fortune de Mehoffer? Ou bien l’harmonie entre Jozef et Jadwiga?

L’énigme du Jardin Étrange résolue?

Quand on posa la question au peintre lui-même, plusieurs années après la création de la toile, il aurait répondu que cette libellule était le symbole de son bonheur conjugal.

Jardin Étrange
Józef Mehoffer: Le Jardin Étrange. 1903 (Détail).

Cette réponse se voulait-elle sincère? Aurait-il fourni la même explication en 1903? Comment d’ailleurs interpréter ce propos: Jozef Mehoffer sous-tendait-il l’éternité ou la fugacité du bonheur?

Une création artistique est parfois comparable à un fantasme éveillé, selon la théorie de Sigmund Freud. L’œuvre d’art est subjective, et sa lecture l’est également. Suivant la culture et l’état d’esprit du spectateur, la libellule sera annonciatrice d’un bon ou d’un mauvais présage, une messagère de la déesse de la fécondité ou un dragon volant.

Étrange, vraiment étrange… On hésite finalement à connaître la vérité… ou plutôt notre interprétation de la vérité. Les énigmes irrésolues ne sont-elles pas les meilleures?


Bibliographie:

. Joanna M. Sosnowska: Dziwny ogród. Instytut Sztuki Polskiej Akademii Nauk (online), (accès: 22.08.2020) Ihs.uksw.edu.pl.

. Magdalena Wróblewska: Józef Mehoffer, Dziwny ogród. (online), (accès: 22.08.2020) Culture.pl.

. Gerard Bourgarel: Jozef Mehoffer, de Cracovie à Fribourg, ce flamboyant art nouveau polonais. Pro-Fribourg, Editions Méandre, 1995.

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