Architecture,  Histoire

Zamosc, cité idéale de la Renaissance

Dès l’antiquité, des hommes recherchèrent l’architecture urbaine combinant perfection organisationnelle et esthétique. Platon décrivait ainsi sa vision d’une « cité idéale ». À la Renaissance italienne, l’aspiration revint à l’ordre du jour sous l’influence des cités-États et du développement du négoce. Leonard de Vinci et Le Filarete proposèrent les concepts les plus connus. La plupart des idées restèrent sur le papier. Seuls quelques projets furent finalisés, dont Palmanova en Vénitie et Zamosc en Pologne comptent parmi les plus caractéristiques.

Les Grecs de l’Antiquité avaient rationalisé l’espace urbain en un damier aux larges rues perpendiculaires et aux places et monuments caractéristiques. Le modèle fut repris à travers tout l’Empire Romain. Les villes médiévales au développement anarchique qui leur avaient succédé ne répondaient plus aux enjeux militaires, économiques et sociaux de la Renaissance. Toutefois, le fractionnement de la propriété privée et du pouvoir ne permettait pas de concrétiser les nouvelles aspirations humanistes et bourgeoises à grande échelle. Seuls quelques hommes, à la fois puissants et utopistes, surent donner l’impulsion et les moyens nécessaires, tout en s’attachant les services d’architectes compétents.

Ainsi la fondation de la ville de Zamosc le 3 avril 1580 résulta de la rencontre de deux personnalités hors du commun: Jan Zamoyski (1542- 1605), un aristocrate richissime et visionnaire, et Bernardo Morando (vers 1540-1600), un architecte vénitien doué installé en Pologne.

L’ambition d’un humaniste érudit

Zamosc
Jan Zamoyski. Collection du Musée du palais du roi Jan III à Wilanów.

Zamosc se situe à l’est de l’actuel territoire polonais, à seulement cent trente kilomètres de l’ancienne ville de Lwow, aujourd’hui en Ukraine. A l’époque, le Royaume de Pologne connaissait son Siècle d’or et Lwow était un pôle économique et culturel situé en son cœur. La région de Zamosc se trouvait sur l’importante route commerciale reliant l’Europe de l’Ouest et du Nord à la Mer Noire.

Le nom de la nouvelle ville vient du patronyme d’un homme natif d’un village à quatre kilomètres. Fils d’un noble calviniste, Jan Zamoyski fut envoyé poursuivre ses études à la Sorbonne, puis à l’Université de Strasbourg. Il obtint ensuite un doctorat de droit à la prestigieuse Université de Padoue, fleuron de la puissante République de Venise. C’est là qu’il se convertit au catholicisme romain et découvrit l’esprit de la Renaissance.

Rentré en Pologne en 1565, Zamoyski enchaîna les missions diplomatiques à travers l’Europe et devint rapidement l’un des conseillers favoris du roi. Quelques années plus tard, il obtint un pouvoir et un prestige considérable en étant nommé en 1578 grand chancelier (équivalent à la charge de premier ministre), puis en cumulant, à partir de 1581, le titre de grand-hetman de la Couronne (chef des armées royales). En parallèle, il s’enrichit considérablement, ses terres couvrant à la fin du 16e siècle plus de deux fois la superficie de la Belgique actuelle.

Ambitieux et pragmatique, esthète et humaniste, Jan Zamoyski souhaitait marquer l’histoire en créant une ville idéale, active commercialement et ouverte sur le monde, qui serait la capitale de son domaine et survivrait à la mort de son fondateur.

L’œuvre d’une vie d’architecte

Zamoyski partit donc à la recherche d’un architecte qui consacrerait son talent et sa vie à traduire la vision de son mécène en une œuvre artistique unique au monde.

Il le trouva en la personne de Bernardo Morando, un collaborateur de Giovanni Battista di Quadro, l’un des plus fameux architectes de la Renaissance, installé en Pologne. Les deux hommes devinrent très complices. Morando conçut méticuleusement le projet, depuis les plans de la ville jusqu’aux détails décoratifs de chaque bâtiment. Il mêla la théorie architecturale de la Renaissance italienne aux traditions de l’Europe Centrale. L’essentiel de la construction se déroula entre 1582 et 1592. Bernardo épousa une Polonaise et s’installa définitivement au cœur de l’œuvre de sa vie. Anobli et maire de Zamosc entre 1591 et 1593, il continua d’embellir la ville jusqu’à sa mort en 1600.

Zamosc
Plan de Zamość au 17e siècle

La noblesse recherche son roi

Sigismond II, roi de Pologne et grand-duc de Lituanie, dernier souverain de la dynastie Jagellon, mourut sans descendance en 1572. Trois ans plus tôt, la République des Deux Nations était née, avec une monarchie élective au pouvoir limité et un parlement contrôlé par la noblesse.

Juriste de formation et fin stratège politique, Jan Zamoyski fut l’artisan majeur de la Confédération de Varsovie de janvier 1573, un acte juridique avant-gardiste voté par la noblesse et destiné à maintenir l’unité d’un royaume aux multiples communautés. Il garantissait l’égalité et la liberté de confession et interdisait les guerres de religion. Il fixait aussi les conditions de l’élection du roi. Chacun des 60,000 nobles du royaume disposait d’une voix. L’élu devait être membre d’une famille royale et jurer de respecter la Confédération.

La noblesse se mit alors en quête d’un premier roi qui n’ait pas d’aspiration absolutiste. Malgré le massacre de la Saint-Barthélemy en 1572, Zamoyski supporta la candidature de Henri de Valois, frère du roi de France Charles IX. Parlant couramment le français, il fit partie de la délégation polonaise qui se rendit en août 1573 à la cour de France dans le but d’obtenir le serment du duc d’Anjou.

En mission à Paris

La rencontre à Paris fut certainement un choc culturel. Les nobles polonais portaient des manteaux, des sabres et des couteaux turcs. L’exotisme de leurs vêtements faisait ainsi référence à l’influence de l’Empire ottoman, voisin de la République des Deux Nations. L’élégance de leurs chevaux peints suscita l’admiration de leurs hôtes. Face à eux, Henri de Valois arborait des boucles d’oreilles et un costume raffiné décoré de perles. Il était aussi connu pour sa passion pour les parfums. La scène dut être irrésistible.

Teodor Axentowicz: Mission polonaise auprès de Henri de Valois. Deux mondes. 1910
Teodor Axentowicz: Mission polonaise auprès de Henri de Valois. Deux mondes. 1910. Huile sur toile. 121 x 170 cm. Musée National de Varsovie.

Le duc d’Anjou ne s’avéra pourtant pas un bon choix pour la Pologne. Il hérita bientôt du trône de France et quitta le pays moins d’un an après son élection. Jan Zamoyski soutint alors la candidature du hongrois Étienne Báthory, prince de Transylvanie. Elu en 1876, celui-ci le remercia en le nommant vice-chancelier de la Couronne, première étape d’une irrésistible série de promotions.

Une ville ouverte au monde

La ville de Zamosc reçut de nombreux privilèges royaux, entre autres une exonération des droits de douane et de foire, grâce auxquels elle se développa rapidement, attirant non seulement des Polonais, mais aussi de nombreux étrangers, en particulier des Arméniens, des Grecs et des Juifs séfarades de la Péninsule ibérique, mais aussi des Écossais et des Italiens. La ville regroupait ainsi une collégiale catholique, une église grecque orthodoxe, une synagogue, un temple protestant et une église arménienne.

L’ancienne collégiale, aujourd’hui Cathédrale de Saint-Thomas, est un modèle de maniérisme polonais, avec son plafond aux motifs géométriques.

Cathédrale de Saint-Thomas, Zamosc. Photo: Art Polonais.
Cathédrale de Saint-Thomas, Zamość. © Photo: Art Polonais.

Des marchands arméniens aisés se firent réaliser des maisons majestueuses situées juste à côté de l’Hôtel de Ville. Elles représentent aujourd’hui l’image la plus connue de la Vieille Ville.

Maisons arméniennes, Zamosc. Photo: Art Polonais.
Maisons arméniennes, Zamość. © Photo: Art Polonais.

Un architecte méthodique

Pour donner une apparence attractive à la ville, Morando localisa les bâtiments monumentaux de telle sorte qu’ils soient dans la perspective des rues, mais aussi bien visibles par des observateurs situés en dehors des fortifications. Les rues sont spacieuses. Chacune des quelques deux cents maisons suit une composition stylistique urbaine homogène, avec un étage dans les petites rues et deux étages sur la place du Grand Marché (Rynek Wielki), carré de cent mètres de côté.

A la manière de Padoue, la place du Grand Marché est entourée d’arcades et de maisons bourgeoises. Morando implanta deux autres places, quatre fois moins grandes, le Marché de l’Eau (Rynek Wodny) et le Marché au Sel (Rynek Solny), pilier de l’économie polonaise de l’époque.

Rynek Wielki, Zamosc. Photo: Art Polonais.
Rynek Wielki, Zamość. © Photo: Art Polonais.

L’Hôtel de ville est l’un des plus connu en Pologne, avec ses escaliers en forme d’éventail et ses attiques raffinés, caractéristiques du style maniériste de la Renaissance.

Selon la légende, l’appel au clairon depuis la tour était joué seulement dans trois directions, évitant celle de Cracovie, la capitale royale où, depuis 1587, régnait Sigismond III, successeur de Étienne Báthory et futur roi de Suède. Après l’avoir soutenu, Jan Zamoyski n’en supportait plus la politique. Il est vrai que certaines décisions du roi entrainèrent la Pologne dans de longues guerres avec la Russie et la Suède, signifiant le début de la fin de l’Union des Deux Nations, la plus grande fédération politique européenne de l’époque.

Hôtel de ville, Zamość. Photo: Art Polonais.
Hôtel de ville, Zamość. © Photo: Art Polonais.

La ville fut entourée de fortifications de sept mètres de haut. Cernée de douves, elle disposait de trois portes précédées d’un pont-levis. La protection prouva son efficacité notamment en 1813, la ville étant alors la dernière à se rendre aux troupes tsaristes après le retrait de la Grande Armée napoléonienne.

Une ambition humaniste

En 1594, Jan Zamoyski fonda l’Académie pour former les jeunes nobles à la culture humaniste. Il choisissait les professeurs, en Pologne et à l’étranger, les invitait et décidait avec eux du programme d’enseignement. L’Académie disposait de sa propre imprimerie, et Zamoyski pouvait ainsi demander l’impression des nouvelles œuvres des philosophes et humanistes européens avec lesquels il était en contact.

Pour lui-même, il fit construire un palais résidentiel à l’ouest de la ville, aujourd’hui défiguré par les dommages et les reconstructions. Depuis ce lieu, on peut imaginer la fierté que put ressentir Zamoyski admirant la capitale de son domaine privé.

Zamosc
Rynek Wielki, Zamość. © Photo: Art Polonais.

Architecture anthropomorphique

Morando conçut sa ville idéale selon le concept d’urbanisme anthropomorphique. L’homme, création la plus parfaite du monde, devenait une source d’inspiration pour l’architecte. Selon ce schéma, le palais de Zamoyski représentait la tête, et l’hôtel de ville le cœur de la cité. La rue principale en formait la colonne vertébrale, avec, de part et d’autre, la Collégiale et l’Académie faisant fonction de poumons. La Place du marché, entourée de ses maisons de négoce, en constituait le ventre. Les bastions utilisés pour la défense de la ville en étaient les bras et les jambes.

Zamosc. Photo: Art Polonais.
Maquette dans le musée de la ville de Zamość. © Photo: Art Polonais.

La Padoue du Nord

Ayant échappé aux destructions guerrières et à la soviétisation architecturale, le plan de la Vieille Ville, conçu et mis en œuvre à la Renaissance, fut miraculeusement préservé. Elle fut inscrite en 1992 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

Surnommée la Padoue du Nord ou la Perle de la Renaissance, Zamosc possède un charme italien, adapté à la culture multi-ethnique de la République des Deux Nations. L’urbanisme et l’architecture y associent modestie et élégance de manière harmonieuse. Jan Zamoyski rêva-t-il à une République sérénissime de Zamosc, qui pourrait un jour émerger des chaos de l’histoire? On l’ignore, mais l’œuvre architecturale survécut et témoigne à la fois de la splendeur du Siècle d’or polonais et de la complicité de deux hommes exceptionnels.

Statue de Jan Zamoyski, Zamosc
Statue de Jan Zamoyski, Zamość. © Photo: Art Polonais.

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Bibliographie:

. Andrzej Kędziora: Jan Zamoyski 1542-1605. Wyd. ATUT, Zamość 2004 (s.10-11).

. Adam Zamoyski: Polska. Opowieść o dziejach niezwykłego narodu. 966-2008. Wydawnictwo Literackie 2011 (s. 147).

. Anna Cymer: Nie tylko Zamość. Pomysły na miasto idealne. (online), (accès 15.09.2020) Culture.pl.

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