En 1888, le tout-Paris s’arrachait un jeune virtuose polonais, comme elle l’avait fait quelques dizaines d’années auparavant avec Chopin. Pianiste et compositeur de renommée internationale, Ignacy Jan Paderewski mit sa notoriété et sa fortune au service de la cause de l’indépendance polonaise. Orateur talentueux et fin diplomate, il signa le traité de Versailles en juin 1919 en tant que premier délégué de la Deuxième République de Pologne, dont il fut l’éphémère Président du Conseil.
Issu de la petite noblesse polonaise, Paderewski naquit le 18 novembre 1860 à Kurylowka, un village de Podolie, alors région de l’Empire russe, maintenant en Ukraine. Sa mère mourut seulement quelques mois après l’accouchement. Et, alors qu’il avait trois ans, les autorités russes emprisonnèrent son père pour sa participation à l’Insurrection de Janvier (1863). Ignacy, et sa sœur ainée dont il restera toute sa vie très proche, grandirent donc chez leur tante.
La petite noblesse polonaise comportait des milliers de familles similaires, pas très riches. Elles accordaient une grande importance à l’éducation, à travers l’enseignement à domicile, dont celui de la musique. Le jeune Ignacy montra très tôt un intérêt particulier pour le vieux piano de la famille. A l’âge de douze ans, il rentra au Conservatoire de musique de Varsovie, où sa future virtuosité ne fut pas tout de suite remarquée. Après avoir obtenu son diplôme en 1879, il y fut nommé professeur de piano.
Les larmes de l’artiste
L’année suivante, Paderewski se maria avec Antonina, rencontrée au conservatoire. Le couple eut rapidement un enfant. Mais la jeune épouse décéda peu après l’accouchement et les médecins décelèrent que le nouveau-né, Alfred, était atteint de poliomyélite.
Paderewski écrira: « L’âme de l’artiste a besoin de larmes comme le sol de la pluie »[1]. Eploré par cette tragédie, il décida de consacrer sa vie à la musique. Il confia son fils à Helena, témoin de leur mariage et épouse d’un ami violoniste. Helena divorcera pour devenir la deuxième épouse de Ignacy en 1899, deux ans avant la mort d’Alfred. Elle contribuera ensuite à la notoriété de son époux en multipliant réceptions et actions caritatives.
En 1881, Ignacy Paderewski partit donc étudier la composition à Berlin. Il fit la connaissance de musiciens prestigieux comme Richard Strauss. Il y présenta aussi ses premiers concerts publics, qui lui donnèrent le goût de la scène.
Mais c’est un spectacle donné le 3 octobre 1884 à Cracovie qui fut certainement le déclencheur de sa carrière. Paderewski n’avait pas encore 24 ans. Helena Modrzejewska (1840-1909), une actrice polonaise de grande renommée dont le fils était un camarade de classe d’Ignacy, lui proposa de l’accompagner ce soir-là au piano tandis qu’elle déclamait des textes. La salle comble leur fit un triomphe. Et la recette de la représentation permit à Paderewski de partir séjourner à Vienne pour y prendre des cours particuliers auprès de Teodor Leszetycki (1830-1915), célèbre pianiste, compositeur et chef d’orchestre. Au cours des années suivantes, Helena Modrzejewska continua par ailleurs de promouvoir la carrière internationale de Paderewski, notamment aux Etats-Unis.
Le virtuose charismatique
Désormais pianiste-concertiste, Paderewski développa un style romantique tardif. Public et critiques louaient tout particulièrement ses interprétations de Chopin et Liszt, sans oublier celles de Beethoven et Schumann.
Son charme et son charisme facilitaient son extraordinaire présence sur scène. Son visage rayonnait de confiance et d’élégance aristocratique. Certaines de ses admiratrices rêvaient d’obtenir quelques brins soyeux de sa flamboyante chevelure rousse.
En 1888, un concert parisien à la Salle Erard, sous les yeux de Tchaïkovski et de Camille Dubois, la dernière élève de Chopin, assit définitivement sa notoriété internationale. Le public fut si enthousiaste qu’il bissa Paderewski pendant une heure.
Le virtuose entreprit alors une tournée triomphale d’abord en Angleterre, puis aux États-Unis, où, sponsorisé par Steinway, il enchaîna une centaine de concerts en quatre mois. Quand son train entrait en gare, des délégations officielles l’accueillaient et des foules de fans l’escortaient jusqu’à la salle de concert. La première de cette série de représentations fut donnée le 17 novembre 1891 à New York au Carnegie Hall, récemment inauguré, qui deviendra l’une des salles les plus prestigieuses du monde.
Enchaînant plus tard les tournées en Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud ainsi qu’à travers l’Amérique Latine, Paderewski fut un pionnier du récital soliste pour le grand public.
Le compositeur Paderewski rencontra dès 1887 un premier succès avec un Menuet, puis créa, principalement entre 1889 à 1909, d’autres œuvres très populaires de son vivant. Certaines entrèrent dans le répertoire philharmonique classique, notamment le concerto pour piano et orchestre Fantaisie Polonaise et la symphonie Polonia. Le maître savait aussi les interpréter avec brio. Son unique opéra Manru fut présenté en première mondiale à Dresde en 1901, puis au Metropolitan Opera de New York en 1902.
L’artiste engagé
Souffrant d’une sévère arthrite à la main droite, le pianiste dût interrompre ses tournées à partir de 1913. Un ami lui recommanda des bains de boue à Paso Robles en Californie, où il séjourna alors avec son épouse pendant un an.
La fortune du musicien était grande. Déjà propriétaire depuis 1897 d’une magnifique villa à Morges, au bord du lac Léman, il décida d’acquérir un vaste ranch viticole à Paso Robles. Il y planta des amandiers, ainsi que des ceps de vigne importés de Suisse.
Fervent patriote, Paderewski était né à une époque où la Pologne avait disparu de la carte tandis que son territoire avait été partagé entre les empires de Prusse, d’Autriche et de Russie. En ces années 1910, des tensions apparaissaient entre puissances européennes, et les dissensions faisaient revivre les espoirs polonais de retrouver l’indépendance.
Le riche artiste était déjà un généreux donateur auprès de nombreuses œuvres caritatives, certaines en faveur des orphelins polonais et des victimes de la répression des Insurrections. Il finançait également des bourses pour de jeunes musiciens, des allocations de chômage et des aides aux anciens combattants.
Paderewski s’engagea aussi dans de nombreuses initiatives publiques en terres polonaises. Il participa ainsi à la construction d’une salle de concert pour l’Orchestre philharmonique de Varsovie. Il finança également l’érection d’un monument à Cracovie célébrant le 500e anniversaire de la victoire historique du roi polonais Ladislas V Jagellon sur l’Ordre teutonique lors de la bataille de Grunwald. L’inauguration fut l’occasion d’une grande manifestation patriotique au cours de laquelle Paderewski s’adressa à la foule rassemblée. Il se révéla un excellent orateur et séducteur de foules.
L’influence déterminante
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale fut l’une des plus grandes tragédies du continent européen. Néanmoins, il constitua paradoxalement une occasion unique de faire connaître la cause de l’indépendance polonaise au niveau international.
A partir de 1914, Paderewski consacra son temps et son énergie à cet objectif. Résidant alors en Californie, il devint le représentant américain du Comité national polonais, corps politique installé à Paris et allié des États de l’Entente. Le musicien suspendit ses activités artistiques pendant plusieurs années pour se consacrer pleinement à l’action diplomatique. A de nombreuses reprises, au cours de conférences ou d’interventions radiophoniques, il s’adressa aux Américains pour faire appel au souvenir du destin de son peuple.
Grâce à son réseau d’influence, il parvint à persuader le président Woodrow Wilson de soutenir la cause polonaise. En janvier 1917, il lui présenta une note sur la nécessité de reconstruire un état polonais indépendant. Deux semaines plus tard, Wilson s’exprima devant le Congrès en faveur d’ « une Pologne unie, indépendante et autonome » [2]. L’indépendance polonaise devint l’un des célèbres « Quatorze points de Wilson », qui constituèrent le point de départ des négociations de paix mettant fin à la Première Guerre mondiale.
Le Premier ministre diplomate
A la fin de la guerre, l’indépendance polonaise accordée mais encore fragile, Paderewski rentra en Europe et se rendit à Poznan, toujours entre les mains des Prussiens. Il y incita l’organisation d’un soulèvement armé, dont le succès permit d’incorporer la région de Grande-Pologne (Wielkopolska) au sein du pays renaissant.
En janvier 1919, son aura lui permit d’être désigné Président du conseil des ministres et Ministre des affaires étrangères par le Maréchal Pilsudski, Chef de l’Etat de la République de Pologne.
Désigné premier délégué pour représenter le cas polonais à la Conférence de la Paix de Versailles, il fut ainsi l’un des signataires du fameux Traité le 28 juin 1919. Seul délégué sans interprète puisqu’il parlait couramment sept langues, diplomate talentueux et personnalité respectée, Ignacy Jan Paderewski permit à la délégation polonaise de négocier efficacement la résolution de litiges délicats avec ses voisins ukrainien et allemand.
Les dernières années
En 1921, l’artiste se retira de la vie politique active et s’installa dans sa villa de Riond-Bosson en Suisse. Il reprit son activité de pianiste au cours de l’année suivante. Son épouse Helena décéda en 1934 des suites d’une longue maladie. A l’âge de 76 ans, Paderewski joua son propre rôle dans le film anglais Sonate au clair de lune, sorti en 1937.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, les nazis allemands placèrent son nom dans leur Livre Noir, listant les ennemis du Troisième Reich.
Malgré le poids des années, Paderewski reprit son engagement politique. Il participa au gouvernement polonais en exil d’abord en France puis en Angleterre. Ce pouvoir reconnu par les Alliés procéda au rassemblement des forces armées nationales à l’étranger, auxquelles furent incorporés les migrants polonais de France. En juin 1940, 85 000 soldats polonais combattirent ainsi d’abord pendant la campagne de France, puis en Angleterre, où les aviateurs se distinguèrent particulièrement.
En septembre 1940, Paderewski rejoignit les États-Unis pour y soutenir l’espoir de ses compatriotes et rassembler une nouvelle aide pour la Pologne. Il multiplia conférences et interventions radiophoniques. Il prononça son dernier discours le 22 juin 1941 à Oak Ridge dans le New Jersey.
Ignacy décéda d’une pneumonie le 29 juin 1941 à New York dans sa 81e année. Son enterrement rassembla une foule de 4 500 personnes à l’intérieur et 35 000 personnes à l’extérieur de la cathédrale Saint-Patrick. Le président Roosevelt promulgua un décret spécial autorisant l’inhumation du compositeur au cimetière national d’Arlington.
In memoriam
Ignacy Jan Paderewski avait exprimé le vœu d’être enterré en Pologne libre dès que cela deviendrait possible. Sa dépouille fut ainsi transférée en 1992 dans la crypte de la cathédrale Saint-Jean de Varsovie, occasion de funérailles nationales en présence des présidents polonais Lech Walesa, et américain Georges Bush. A l’exemple de Frédéric Chopin, il avait aussi souhaité que son cœur soit enterré séparément. Celui-ci repose donc depuis 1986 à l’église Shrine of Our Lady of Czestochowa à Doylestown en Pennsylvanie.
La mémoire de Paderewski reste honorée principalement en Pologne, aux États-Unis et en Suisse.
En Pologne, Paderewski est considéré comme l’un des pères de l’indépendance du 11 novembre 1918. Il consacra son talent et sa fortune à la renaissance de sa Patrie. Doté d’un grand sens moral, il considérait d’abord comme son devoir naturel d’aider ses compatriotes. Ses initiatives philanthropes se transformèrent imperceptiblement en action politique. Grand orateur et fin diplomate, il devint un homme de pouvoir un peu malgré lui.
Paderewski resta d’abord un artiste dans l’âme. Le pianiste et compositeur fut l’un des maîtres de la grande tradition romantique polonaise, qui s’inscrivait dans les traces de Chopin. Vers la fin de sa vie, Ignacy Jan Paderewski écrivit : « Jouer au piano est plus difficile que la diplomatie. Il est plus dur d’éveiller des émotions dans des touches d’ivoire que dans des êtres humains »[3].
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Notes:
. [1], [3] Site web du Musée Paderewski à Morges, Suisse (online, accès 08.11.2021) Paderewski-morges.ch.
. [2] Eve Sobolewski, tłum. Szymon Majcherowicz: Ignacy Jan Paderewski (online, accès 08.11.2021) Culture.pl.
Bibliographie:
. Adam Zamoyski: Polska. Opowieść o dziejach niezwykłego narodu 966-2008. Wydawnictwo Literackie, 2011 (s.452).
. Jan Popis: Ignacy Jan Paderewski: utwory, życiorys (online, accès 08.11.2021) Lazienki-krolewskie.pl.