Histoire

Les rapports de Pilecki

Longtemps oublié après la Seconde Guerre mondiale, rarement évoqué dans la Pologne communiste même après la mort de Staline en 1956, ce n’est qu’après la chute du communisme en 1989 qu’il fut permis d’évoquer Witold Pilecki, ce héros dont la biographie s’inscrit dans le destin dramatique des Polonais lors des deux guerres mondiales puis la période stalinienne.

Jusqu’à ce qu’elle retrouve son indépendance après la Première Guerre mondiale, la Pologne avait vu son territoire partagé entre les trois empires qui l’encerclaient. Issu d’une famille aristocratique polonaise, Pilecki naquit le 13 mai 1901 à Olonets, en Carélie, dans l’Empire russe, près de la frontière finlandaise. Son grand-père avait participé à l’Insurrection de Janvier contre les Russes en 1863. En représailles, les autorités avait d’abord confisqué ses biens et l’avait exilé en Sibérie. Puis elles le réinstallèrent de force avec sa famille en Carélie. Voulant protéger leurs enfants contre la russification, les parents de Witold s’établir bien plus tard à Vilnius, où la vie culturelle polonaise était prégnante. L’adolescent rejoignit alors le mouvement scout polonais, qui visait à préparer en secret les jeunes à se battre pour retrouver l’indépendance de la Pologne.

Les guerres

Les débuts de la lutte armée de Pilecki commencèrent dès 1918, lorsqu’il prit part à la défense de la région de Vilnius contre les Allemands. Ensuite il s’opposa aux communistes locaux supportant les bolcheviques russes, puis à l’Armée Rouge lors de la guerre soviéto-polonaise entre 1919 et 1921.

En Pologne libre, son baccalauréat en poche, Pilecki étudia d’abord l’agriculture, puis le peintre amateur se tourna vers les Beaux-Arts. Mais, en raison de difficultés financières, il abandonna ses études pour poursuivre un cursus militaire lui permettant de devenir officier. En 1926, il hérita du domaine familial en ruines qu’il reconstruisit et où il créa une coopérative agricole, ainsi qu’une école de cavalerie. En 1931, il épousa Maria Ostrowska avec laquelle il eut deux enfants, Andrzej et Zofia.

Mobilisé quelques jours avant l’attaque de la Pologne par le Troisième Reich Allemand le 1er septembre 1939, puis par l’Union Soviétique le 17 septembre, Witold Pilecki rejoignit l’armée polonaise clandestine, l’AK (Armia Krajowa), peu après la reddition du gouvernement polonais le 27 septembre.

Witold Pilecki
Witold Pilecki

Camps de concentration nazis allemands

Les autorités allemandes établirent des camps de concentration dans tout le Reich, y compris en Pologne occupée. Auschwitz allait devenir le plus important.

En 1940, le premier transport de masse vers le camp d’Auschwitz I comportait principalement des soldats de septembre, ainsi que des membres d’organisations indépendantistes clandestines, souvent des collégiens et des étudiants, parfois des prêtres catholiques. Pendant les deux premières années, les nazis utilisèrent le camp pour exterminer l’intelligentsia polonaise. Au total, entre 1940 et 1945, environ 150 000 Polonais furent ainsi déportés vers les camps d’Auschwitz, et 100 000 d’entre eux ne revinrent jamais. 20 000 Roms, 12 000 prisonniers soviétiques et plusieurs milliers de prisonniers d’autres nationalités y périrent également.

En 1942, les autorités allemandes firent construire le camp de Birkenau (Auschwitz II), qui devint le principal lieu d’extermination des Juifs européens par le Troisième Reich (environ 900 000, dont 300 000 Polonais, sur un total de 1,1 million de Juifs déportés[1]). Les Allemands détruisirent partiellement le camp à la fin de la guerre mais la porte par laquelle s’engouffraient les trains rappelle sa triste mémoire. 

Auschwitz III Monowitz était quant à lui un camp de travaux forcés du groupe IG Farben qui détenait une participation de 42% dans Degech, la société productrice du Zyklon B. Les entreprises allemandes utilisaient les prisonniers. 

Les plus importants camps de concentration et camps de la mort nazis allemands (fr.truthaboutcamps.eu)

Parmi les gardiens se trouvaient une trentaine de criminels allemands affectés au camp en guise de condamnation. Ils devinrent tristement célèbres pour leurs actes de sadisme sur les prisonniers, sur lesquels ils avaient un pouvoir illimité. 

Déporté en enfer

En 1940, l’AK eut l’idée d’entrer dans le camp d’Auschwitz afin d’étudier la possibilité de libérer des prisonniers polonais et de créer une organisation de résistance secrète à l’intérieur du camp nazi allemand. Witold Pilecki accepta la mission et se laissa arrêter lors d’une rafle à Varsovie le 19 septembre 1940.

D’abord torturé dans une caserne de la Wehrmacht, il fut ensuite transféré au camp d’Auschwitz, où il donna un faux nom, Tomasz Serafinski, et reçut le matricule 4859. Comme tous les prisonniers, ils pénétrèrent dans le camp sous l’inscription allemande Arbeit Macht Frei et furent informés que la sortie du camp se faisait uniquement par la cheminée du crématorium. 

Pilecki témoignera des insultes et des coups infligés en permanence aux prisonniers. Malgré la faim, ils devaient garder des forces pour survivre en enfer, car ceux qui ne pouvaient plus travailler étaient éliminés.

KL Auschwitz: Arbeit macht frei
Sortie par le portail du camp d’Auschwitz I pour aller au travail. Peinture de Władysław Siwek, 1946. Collection Musée d’Auschwitz-Birkenau (cyra.wblogu.pl)

Activités clandestines

Rapidement, le lieutenant Pilecki créa l’Union des organisations militaires (ZOW), un groupe clandestin constitué de prisonniers, parfois anciens soldats et officiers de l’armée polonaise. En 1942, au plus fort de ses activités, le ZOW comptait environ 800 détenus assermentés. Il rassemblait quotidiennement des informations sur les conditions de vie des détenus et les crimes des gardiens du camp. Il essayait surtout d’aider les prisonniers les plus faibles à survivre pendant leur séjour, en redistribuant de la nourriture et des médicaments, ou en les déplaçant vers des secteurs pouvant offrir des conditions de vie et de travail plus clémentes. Surtout, une unité était prête à prendre le contrôle du camp en cas d’éventuelle attaque par des partisans.

Witold Pilecki, KL Auschwitz
Witold Pilecki – un prisonnier volontaire de KL Auschwitz

Le réseau secret de Pilecki organisa aussi une écoute radio dans le camp. Des fils téléphoniques servaient d’antenne. L’appareil radio était caché dans le bloc opératoire et utilisé de nuit.

Le camp servait de base à l’activité meurtrière de médecins allemands, SS pour la plupart, qui traitaient les captifs comme des cobayes de laboratoire. Parmi les faits de résistance les plus connus, Witold Kosztowny, un prisonnier polonais membre du ZOW et affecté à l’hopital, parvint à y élever des poux porteurs du typhus, afin de contaminer des SS en les déposant sur leurs vêtements. Le criminel médecin-chef SS Siegfried Schwela fût ainsi éliminé.

Piotr Mleczko: Numero 39651 – Prisonnier du camp. 1960. Huile sur toile. 91 x 58 cm. Musée National de Varsovie.

Les rapports de Pilecki d’Auschwitz

En 1942, ZOW voulut étendre son réseau au camp de Auschwitz II-Birkenau, mais n’y disposait d’aucun relais de confiance. Par hasard, à la suite d’une dénonciation par un informateur, le colonel polonais Jan Karcz fût arrêté et torturé par les SS. Faute de preuves et d’aveux, il fût transféré au camp de Birkenau. Là, Karcz parvint à développer un réseau pendant quelques mois. Repéré, il fût ramené à Auschwitz I pour y être fusillé le 25 janvier 1943 au Mur des Exécutions dans la cour du bloc 11, lieu de martyr des Polonais.

KL Auschwitz
Le Mur des exécutions, tableau de Władysław Siwek, ancien prisonnier de Auschwitz I. Archive du Musée National d’Auschwitz-Birkenau (Google Arts & Culture).
Mur des Exécutions dans la cour du bloc 11, KL Auschwitz I.
Mur des Exécutions dans la cour du bloc 11, KL Auschwitz I.

Des déportés polonais furent également envoyés à Birkenau jusqu’à la libération du camp, parmi lesquels plus de 13 000 personnes  ayant participé au soulèvement de Varsovie.

Si un prisonnier parvenait à s’échapper, les SS en exécutaient une douzaine d’autres au nom de la responsabilité collective. Cette pratique étant interrompue au cours de l’année 1942, ZOW commença à préparer des évasions. La première réussite fut celle de Wincenty Gawron et Stefan Bielecki, menacés d’exécution. Bielecki se rendit à Varsovie, où il put remettre au commandement de l’AK les rapports de Pilecki qui signalait que les membres de ZOW étaient prêts et attendaient l’ordre de combattre.

KL Auschwitz
Piotr Mleczko: Une canette vide. 1959. Huile sur toile. 50 x 61 cm. Musée National de Varsovie.

Aucune aide

Ils étaient persuadés qu’il était possible d’organiser une émeute contre l’occupant dans toute la Pologne. Une action spécifique de l’AK pour libérer des prisonniers d’Auschwitz était en fait irréaliste: l’encadrement du camp était lourdement armé et comptait plusieurs milliers d’officiers. D’autres forces de la SS, de la Wehrmacht, de la police et de l’armée allemandes étaient stationnées dans toutes les villes voisines. En fin de compte, il n’y avait aucun espoir pour le ZOW de soutenir une attaque du camp.

Ainsi, son rôle principal consista à fournir une assistance aux prisonniers et informer sur les crimes nazis.

Mieczysław Kościelniak: L’intérieur de la caserne des hommes à Auschwitz-Birkenau. Plume, encre sur papier. 70 x 100 cm. Varsovie 1972. Collections du Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau (auschwitz.org)

Le risque d’être découvert augmentait. Comme Pilecki ne recevait pas de réponse du commandement de l’AK, il décida de présenter personnellement le cas dans la capitale. Avec deux autres prisonniers, il parvint à organiser son évasion du camp pendant la nuit du 26 au 27 avril 1943, après 947 jours d’enfer. Il arriva à Varsovie en août de la même année. Dans la capitale, les rapports de Pilecki furent traduits en anglais et français, et transmis par l’AK à l’Ouest. C’était la première information de ce qui se passait dans les camps de Auschwitz. Mais ils ont été accueillis avec incrédulité et les gouvernements américain et anglais ne souhaitaient pas intervenir sans motif militaire.

Dans les mois qui suivirent, des prisonniers d’origine juive, qui réussirent à s’échapper, purent relayer des informations semblables auprès d’organisations juives internationales, dont le Congrès juif mondial [2].

Témoignages d’artistes

Parmi les prisonniers de certains camps se trouvaient quelques artistes professionnels. L’utilisation de leurs talents permit à certains de témoigner et conserver des restes de dignité et d’humanité.

Ainsi, l’illustrateur Władysław Siwek (1907 – 1983) représenta des prisonniers et des scènes dramatiques de la vie quotidienne du camp. Comme il avait une mémoire visuelle phénoménale, presque photographique, il put poursuivre son témoignage pictural après la guerre.

Prisonnier de guerre en Allemagne, le peintre Piotr Mleczko (1919 – 1995) fut pendant cinq ans, l’observateur obligé de ce qui se passait dans un camp de concentration voisin. Ses peintures reflètent son effroi.

Le peintre et graphiste Mieczysław Koscielniak (1912 – 1993) fut arrêté en 1941 et envoyé à Auschwitz-Birkenau. Il appartenait à une organisation secrète et faisait passer ses œuvres en contrebande à l’extérieur du camp. L’artiste y noua une amitié éphémère avec Maksymilian Kolbe, le frère franciscain qui offrit de mourir à la place d’un père de famille et fut canonisé en 1982 par Jean-Paul II.

Le sculpteur Ludwik Puget (1877-1942) périt à Auschwitz. Parmi les rescapés figurent également le célèbre sculpteur Xawery Dunikowski (1875 – 1964), ainsi que l’écrivaine et militante catholique Zofia Kossak-Szczucka (1889 – 1968), co-fondatrice de l’organisation clandestine « Żegota », dont l’activité permit de sauver la vie de milliers de Juifs.

Stalinisme en Pologne

En février 1944, Witold Pilecki fut promu au grade de capitaine. En août 1944, il participa à l’Insurrection de Varsovie. Après la chute de la capitale, il envoya des informations au général Anders, Commandant en chef par interim des Forces Armées Polonaises, sur l’étendue de la soviétisation de la Pologne et les intentions des communistes qui avaient pris le pouvoir. Malgré le danger, il décida de ne pas quitter le pays. « Tout le monde ne peut pas partir » [3], déclara-t-il.

Les années d’après-guerre, jusqu’en 1953, date de la mort de Staline, furent une période de terreur.

Le 8 mai 1946, Pilecki fut arrêté par l’Office de sécurité communiste (l’UB). Accusé d’avoir commandé un réseau d’espionnage organisé pour le renseignement étranger, il a été arrêté. Les officiers chargés de l’affaire Pilecki étaient connus pour leur brutalité. La décision sur la peine a été prise avant le début du procès.

Fausse enquête

Beaucoup d’accusés ne résistèrent pas aux prisons communistes et signèrent des aveux, même les plus absurdes. Après un « interrogatoire », Pilecki eut la clavicule fracturée et ne pouvait plus lever la tête. Il avait les ongles brisés. La dernière fois que sa femme Maria fut autorisée à le voir, il lui dit: « Par rapport à ici, Auschwitz était une bêtise » [4]. Le directeur du Département des Enquêtes du Ministère de la Sécurité Publique était Jozef Rozanski, né Josek Goldberg, criminel stalinien réputé parmi les plus cruel. Il supervisa personnellement l’affaire Pilecki.

Witold Pilecki
Pilecki pendant son procès. Photographie du journal communiste Głos Ludu. Mars 1948.

Witold Pilecki fut fusillé le 25 mai 1948 à Varsovie. Personne n’informa sa famille. Un jour, Maria lui apporta un colis de nourriture à la prison de Mokotow, mais les gardiens la renvoyèrent. Ils lui dirent: « Pilecki n’est pas ici. » « Où est-il? » « Nous ne savons pas, il est parti, il n’est pas ici. » La famille ne soupçonnait pas qu’il serait tué si rapidement après le jugement. On ne sait pas où le corps de Pilecki a été enterré. Des travaux d’identification sont toujours en cours dans des fosses communes du cimetière de Powazki à Varsovie.

La réhabilitation

Réhabilité par la Cour suprême en 1990, le capitaine Witold Pilecki fut, à titre posthume, décoré de l’Ordre de l’Aigle blanc en 2006, et promu au grade de colonel en 2013. Il est reconnu comme l’un des soldats les plus courageux de la Seconde Guerre mondiale.

Pour les Polonais, le camp d’Auschwitz-Birkenau est un des symboles de leur martyrologie pendant Seconde Guerre mondiale. Pour les Juifs, c’est un lieu de commémoration de la Shoah. Quant aux Roms, c’est un lieu de mémoire de l’extermination de la quasi-totalité de leur petite communauté. 

En Pologne, le 14 juin, date anniversaire du premier convoi à Auschwitz, est la Journée nationale de commémoration des victimes des camps de concentration nazis allemands.

Le Parlement Européen a choisi le 6 mars comme Journée mondiale des héros de la lutte contre le totalitarismes. Le Parlement a proclamé aussi le 23 août, date anniversaire du pacte germano-soviétique en 1939 (appelé pacte Ribbentrop-Molotov), Journée européenne du souvenir, en mémoire des victimes de nazisme et stalinisme.


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Le témoignage de Jan Karski


Notes:

. [1] Deportowani wg narodowościAuschwitz.org

. [2] Sprawozdania uciekinierów. Auschwitz.org

. [3] Adam Cyra: Rotmistrz Pilecki. Ochotnik do Auschwitz. Wydawnictwo RM, 2014 (s.160).

. [4] „Oświęcim przy nich to była igraszka”. Wpolityce.pl, 8 maj 2017

Bibliographie:

. Adam Cyra: Rotmistrz Pilecki. Ochotnik do Auschwitz. Wydawnictwo RM, 2014.

. Martyrologia Polaków w KL Auschwitz. Cyra.wblogu.pl

. Germandeathcampsnotpolish.com

. Mieczyslawkoscielniak.com 

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