Histoire

Le témoignage de Jan Karski

Jan Karski fut un émissaire légendaire de la résistance polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Il réussit trois missions entre la Pologne occupée et le siège du gouvernement polonais en exil à Angers puis à Londres, en remettant des informations capitales et en témoignant du génocide nazi en cours auprès des dirigeants Alliés.

Karski fut le surnom de résistant de Jan Kozielewski. Il naquit en 1914 à Lodz, une ville industrielle et multiculturelle, dont un tiers des habitants étaient juifs. Fils d’un maître bourrelier, Jan grandit dans une famille catholique au sein d’une fratrie de huit frères et sœurs dont il était le benjamin. Diplômé en droit et diplomatie de l’Université de Lwow, il sortit major de sa promotion de l’École des officiers de réserve de l’artillerie montée. Juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il entama une carrière diplomatique au ministère des Affaires étrangères. 

Le quatrième partage de la Pologne

La Russie soviétique étant trop faible pour combattre le Reich allemand, Staline choisit de conclure un accord de non-agression avec Hitler. Mais le pacte Ribbentrop-Molotov signé le 23 août 1939 comportait également un volet secret. Il consistait à envahir et se partager les territoires d’états souverains: Pologne, Lituanie, Lettonie, Estonie, Finlande et Roumanie. L’historiographie polonaise le qualifia de quatrième partition de la Pologne en référence aux trois partages de 1772, 1793 et 1795.

L’armée allemande attaqua ainsi la Pologne le 1er septembre 1939, marquant le début de la Seconde Guerre mondiale. Staline préféra avec perfidie attendre le 17 septembre pour donner l’ordre d’envahir un pays déjà vaincu.

Seconde Guerre mondiale
Caricatures, 1939. A gauche: Artur Szyk: Les faux joueurs | A droite: Artur Szyk: La Pologne salue ses bons voisins

Entre les terres orientales annexées par les Soviets et les terres occidentales incorporées au Reich, un territoire central fut placé sous l’autorité d’une administration allemande, nommée « Gouvernement général des territoires polonais occupés ». Le despotique gouverneur Hans Frank y acquit son surnom terrifiant de « Bourreau de la Pologne ».

La situation de ses dix millions d’habitants fut particulièrement tragique. Les hommes en condition furent envoyés travailler dans les usines allemandes et les jeunes femmes dans les fermes prussiennes. Surtout, les massacres de civils étaient quotidiens et les SS implantèrent des camps de concentration, comme KL Auschwitz. Ils y emprisonnèrent et torturèrent, dans un premier temps résistants, opposants politiques et intellectuels polonais, puis ceux qu’ils qualifiaient d’ « asociaux », tels les Juifs, les Tziganes, les handicapés et les homosexuels.

Seconde Guerre mondiale
Artur Szyk: Anti-Christ. 1942. Aquarelle, gouache.

Premières missions

Jan Karski fut capturé avec son régiment par l’Armée rouge en septembre 1939. Il réussit d’abord à se faire passer pour un simple soldat, puis à s’évader. Il échappa ainsi à l’assassinat de masse des officiers polonais par les Russes à Katyn au printemps 1940.

Karski parvint à rejoindre Varsovie en novembre 1939. Il contribua alors à la construction de l’État polonais clandestin, plus grande organisation résistante, politique et militaire, de l’Europe occupée. Son aile armée, l’AK (Armia Krajowa), comptait 200 000 soldats à la fin de 1942. Outre ses actes subversifs, son objectif était de rassembler des forces capables de frapper au moment de l’effondrement de l’Allemagne.

Doté d’une excellente mémoire visuelle, parlant quatre langues, Jan Karski devint messager entre le quartier général de l‘État polonais clandestin et le gouvernement en exil en France puis en Grande-Bretagne. Il réussit deux premières missions au début de 1940.

Au cours de sa troisième mission en juin 1940, Karski fut arrêté par la Gestapo en Slovaquie. Torturé, craignant de finir par parler, il se coupa les veines. La Résistance parvint à le faire évader d’un hopital.

En quarantaine pendant six mois sous une fausse identité, l’AK le mit au service de l’Akcja N. Ce département menait des actions de propagande destinées à affaiblir le moral de l’ennemi. Il éditait ainsi des journaux et des tracts prétendument signés de groupes antinazis allemands. Ayant rejoint Cracovie, le jeune résistant consacra les mois suivants à des activités de surveillance radio. A la suite d’une vague d’arrestations en Octobre 1941, il regagna Varsovie.

Jan Karski
Missions de Jan Karski

Les préparatifs de la quatrième mission

Hitler présenta le concept de « Lebensraum » dans Mein Kampf. Il consistait à créer à l’Est un « espace de vie » pour les Allemands. Il s’agissait en réalité d’éliminer et déporter 85% de la population du territoire polonais vers l’Oural.

Seconde Guerre mondiale
Bronisław Wojciech Linke: Virtuoso (Hitler jouant au piano). 1939. Musée National de Varsovie.

Au début de l’occupation, la persécution était principalement dirigée contre les Polonais. Puis les Allemands rassemblèrent les Juifs dans des ghettos, dont ils déléguèrent la gestion à des Conseils juifs (Judenrats). Au départ, ceux-ci pensaient réussir à négocier avec les Allemands. Ils ne cherchaient donc pas à coopérer avec l’État souterrain polonais. La situation changea après l’attaque allemande contre l’Union Soviétique en juin 1941, puis surtout le début de la déportation de la population juive vers les camps d’extermination en été 1942.

Karski reçut alors la visite de Leon Feiner et Adolf Berman, représentant deux mouvements politiques juifs marxistes[1] de l’entre-deux-guerres. Au courant de sa préparation d’une prochaine mission à Londres, ils lui demandèrent de témoigner auprès de personnalités juives et dirigeants alliés du traitement réservé par le régime nazi à la communauté juive. Afin que ses descriptions soient plus crédibles, ils lui proposèrent de le faire infiltrer dans le ghetto de Varsovie et dans un camp.

Vêtu de haillons, Jan Karski s’introduisit ainsi par deux fois dans le ghetto. Il faut rappeler que les Polonais avaient interdiction de s’en approcher. Toute aide était passible de mort.

Seconde Guerre mondiale
Avis allemand sur la peine de mort en cas d’aide de Juifs. Institut du Souvenir National IPN.
Seconde Guerre mondiale
Photo: Les cadavres du polonais Michał Kruk, et du juif Aleksander Hirschberg qu’il cachait, exposés par les Allemands à la vue du public dans les rues de Przemyśl, septembre 1943.[2]

Le rapport Raczynski

Ensuite, sous l’uniforme d’un gardien SS ukrainien, Karski passa plusieurs heures dans un camp de transit à Izbica Lubelska. Les Juifs y étaient entassés dans des wagons de marchandises à destination des chambres à gaz de Sobibor et Majdanek.

Jan Karski
Piotr Mleczko: 1944 I. Huile sur toile. 1960. 71 x 91,5 cm. Musée National de Varsovie.

Le jeune résistant prépara alors un rapport pour le compte de l’État souterrain polonais afin d’alerter la communauté internationale sur les crimes nazis allemands en Pologne occupée. Les Juifs polonais souhaitaient que les puissances alliées lancent un ultimatum au Reich, le menaçant de bombarder les villes allemandes si les meurtres de masse continuaient. Ils espéraient que les organisations juives britanniques et américaines forcent leurs gouvernements à agir.

En novembre 1942, Jan Karski parvint à rejoindre la Grande-Bretagne. Son rapport fut traduit en anglais et transmis à la section britannique du Congrès juif mondial.

Le 6 décembre 1942, il fut reçu par Edward Raczynski, Ambassadeur de Pologne en Grande-Bretagne, également à la tête de la diplomatie du Gouvernement en exil. Celui-ci prépara une note diplomatique d’une quinzaine de pages du gouvernement polonais aux gouvernements des Nations Unies intitulée The Mass Extermination of Jews in German Occupied Poland. Appelant à une déclaration sur l’extermination massive des Juifs, la note fut envoyée aux autorités américaines, britanniques et soviétiques, ainsi qu’aux gouvernements en exil de Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Norvège, Tchécoslovaquie, Yougoslavie et France Libre. Le 17 décembre, ces pays publièrent une déclaration interalliée selon laquelle l’Allemagne avait engagé un projet d’extermination des Juifs.

La rencontre avec Roosevelt

Alors que le soulèvement du ghetto de Varsovie éclata le 19 avril 1943, une conférence anglo-américaine fut organisée aux Bermudes sur l’aide aux réfugiés juifs. La conférence dura dix jours et fut un échec. Les Américains préféraient en effet donner la priorité à l’accélération de la guerre et aux transports militaires plutôt qu’à des opérations d’évacuation.

En juillet 1943, le gouvernement polonais en exil envoya le jeune officier aux États-Unis pour y rencontrer le président américain. D’après Karski, Roosevelt lui répondit que les nations alliées allaient gagner la guerre et les criminels seraient alors punis. Il lui proposa aussi de rencontrer des personnalités influentes dont Felix Frankfurter, Juif américain, juge à la Cour suprême des États-Unis. Celui-ci lui dit : « je dois vous dire que je suis incapable de vous croire ».[3]

Jan Karski commentera dans le film-documentaire Le Rapport Karski (2010), réalisé par Claude Lanzmann, que sa mission avait échoué car l’ampleur du crime était inimaginable et dépassait les limites de l’entendement à une époque où aucun génocide n’avait encore été reconnu.

Jan Karski
Artur Szyk: Mourir comme un ennemi dangereux du Troisième Reich allemand. 1943.

Karski écrivit alors un livre sur l’État clandestin polonais intitulé Story of a Secret State. Publié en 1944 aux États-Unis, ce fut un best-seller, traduit ensuite dans plusieurs langues. Ce succès lui permit d’organiser de nombreuses rencontres et conférences aux États-Unis et au Canada et attirer ainsi l’attention du public nord-américain sur la tragédie de la Pologne et son effort armé à la veille de la menace soviétique. Le périodique Soviet Russia Today publié aux États-Unis décrivit alors Karski comme un agent allemand sapant l’alliance américano-britannique-soviétique.

Face à l’ironie de l’histoire

Depuis l’attaque de l’Allemagne contre l’Union soviétique, les Polonais savaient que si l’Allemagne était victorieuse, ils seraient eux-mêmes tous exterminés. Si les Russes étaient victorieux, la Pologne perdrait son indépendance face au totalitarisme communiste. C’est ce qui arriva. Staline, Churchill et Roosevelt confirmèrent à Yalta en février 1945 le partage de l’Europe.

Jan Karski
La crucifixion de la Pologne par Hitler et Staline. Caricature de 1939.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Pologne avait subi les pertes humaines et matérielles parmi les plus importantes. Plus de 6 millions de citoyens polonais perdirent la vie, dont seulement 11% au combat. Plus de 5 millions furent victimes des actions d’extermination de l’occupant, dont 3 millions de Juifs polonais.

Seconde Guerre mondiale
Artur Szyk[4]: Satan mène au bal. 1942.
Seconde Guerre mondiale
Artur Szyk: Satan mène au bal. 1942 (détail).

C’est donc une ironie de l’histoire que la Pologne, tout en faisant partie du groupe victorieux des Alliés, perdit son indépendance pour encore près d’un demi-siècle en se retrouvant sous le joug soviétique.

Communisme
Bronisław Wojciech Linke: La mer de sang. 1952. Huile, carton. 74 x 102 cm. Musée National de Varsovie.

Jan Karski fut l’un de ces personnages qui, ayant grandi dans une Pologne indépendante, se battirent héroïquement durant la Seconde Guerre mondiale et virent finalement leur patrie, avec le consentement de ses Alliés, passer d’une occupation à une autre. Il en fut profondément aigri mais décida de rester aux États-Unis pour y mener un nouveau combat.

Karski obtint un doctorat de l’Université de Georgetown à Washington. Il y enseigna ensuite les relations internationales et compta Bill Clinton parmi ses étudiants. Il acquit la co-nationalité américaine en 1954. Karski devint alors son nom officiel. Il collabora avec la CIA et le FBI et donna des conférences contre le communisme à une élite diplomatique américaine.  

Témoigner encore

Pendant de nombreuses années, Karski cessa d’évoquer ses expériences de guerre.

Mais il restait un témoin inestimable de la terreur nazie allemande et de l’Holocauste. A la fin des années 1970, il fut donc à nouveau sollicité. En 1978, le réalisateur français Claude Lanzmann l’interrogea ainsi pendant deux jours. Il inclut 40 minutes de son entretien dans le film Shoah (1985), concernant principalement ses visites du ghetto de Varsovie. La popularité du film fut un tournant dans la reconnaissance de Karski.

En 1982, l’Institut Yad Vashem de Jérusalem lui décerna le titre de Juste parmi les Nations, et en 1994 le gouvernement israélien ainsi que sa ville natale de Lodz lui accordèrent une citoyenneté d’honneur.

Jan Karski
Photo: Statue-banc de Jan Karski à Łódź, Pologne.

En 1998, à l’occasion du 50e anniversaire de la création de l’État d’Israël, Jan Karski fut nominé pour le prix Nobel de la paix. Il vécut assez longtemps pour voir la Pologne libre reconnaître ses mérites en le décorant de l’Ordre de l’Aigle blanc.

Il décéda en 2000 à Washington, où il fut enterré. En 2012, le Président Obama lui décerna à titre posthume la Médaille Présidentielle de la Liberté, la plus haute distinction civile américaine.


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L’Insurrection de Varsovie, 1944

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Notes:

[1] Leon Feiner, représentant le parti socialiste Bund, et Adolf Berman, représentant le parti sioniste Poalej Lewica

[2] Muzeum Polaków Ratujących Żydów Podczas II Wojny Światowej im. Rodziny Ulmów w Markowej (online), (accès: 16.01.2022) Muzeumulmow.pl

[3] Robert Kostro: Dlaczego Karski nie zatrzymał Holokaustu? Teologia Polityczna (online), (accès: 16.01.2022) Teologiapolityczna.pl

[4] Artur (Arthur) Szyk (1894 Lodz, Pologne – 1951 New Canaan, USA) – graphiste et illustrateur. Issu d’une famille juive, il a toujours souligné qu’il se sentait également Polonais. En 1940, il s’installa aux États-Unis où, en 1948, il obtint la nationalité américaine. Ses caricatures de guerre firent sa popularité.


Bibliographie:

. Kancelaria Senatu: Misje Karskiego (online), (accès: 16.01.2022). Senat.gov.pl

. Historia Jana Karskiego. Fundacja Edukacyjna Jana Karskiego (online), (accès: 16.01.2022). Jankarski.net

. Stanisław Cat-Mackiewicz: Historia Polski od 11 listopada 1918 do 17 września 1939. Wyd. Uniweristas, Kraków, 2012

. Dr hab. Andrzej Żbikowski: Co Alianci wiedzieli o zagładzie polskich Żydów. Muzeum Historii Polski (online), (accès: 16.01.2022) Muzhp.pl

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