Histoire

Le 13 décembre 1981 au matin

Une lumière hivernale éclaire faiblement la pièce sombre. Sur l’écran bleu de la télévision, un militaire au front dégarni et aux lunettes larges lit des documents. A la fenêtre, un homme barbu semble écouter tout en regardant quelque part au loin. À quoi pense-t-il ? En ce dimanche 13 décembre 1981, comme des millions de Polonais, le peintre Lukasz Korolkiewicz, 33 ans, alluma la télé et écouta le discours du général Jaruzelski. Ce matin-là, le président du Conseil des ministres déclara la loi martiale et plaça le pays en état de siège.

Loi martale
Łukasz Korolkiewicz: Le 13 décembre 1981 au matin. 1982. Huile sur toile. 136 x 190 cm. Musée National de Varsovie.

Genèse

La République populaire de Pologne (PRL) était dirigée par un parti communiste affilié à l’Union soviétique depuis 1952. En décembre 1970, pour tenter de faire face à une crise économique désastreuse, le gouvernement augmenta de 30% les prix des produits de première nécessité. La décision provoqua des émeutes. Leur violente répression fit au moins quarante-deux morts et plus de mille blessés.

Guerre froide.
Division de l’Europe pendant la Guerre froide. Bleu: alliés des États-Unis, Rouge: bloc communiste.

94% des Polonais étaient des catholiques pratiquants. Ils considéraient l’Église comme un refuge. Pour le pouvoir, elle était à la fois un opposant à affaiblir et un médiateur potentiel à préserver.

Le 16 octobre 1978, Karol Wojtyla, cardinal-archevêque de Cracovie, devint pape sous le nom de Jean-Paul II. Quelques mois auparavant, Edward Gierek, dirigeant de la République populaire de Pologne de 1970 à 1980, avait rendu visite à Paul VI pour tenter de normaliser les relations avec le Vatican. Commentant l’élection du nouveau pape, Gierek déclara: « Camarades, nous avons un problème ». Jean-Paul II soutint en effet rapidement une résistance sociale active au régime communiste.

Le 31 août 1980, Solidarność (Solidarité) fut le premier syndicat indépendant du pays à être légalisé, avec le parrainage de l’Église catholique. La signature d’accords entre les ouvriers grévistes et les représentants du pouvoir dans plusieurs villes provoqua une vague d’enthousiasme. En quelques semaines, neuf millions de personnes adhérèrent à Solidarność. Tous y voyaient le moyen d’améliorer la situation économique catastrophique du pays, mais surtout de regagner le respect des droits civils et une forme de souveraineté nationale.

Toutefois, dès le mois de novembre 1980, des tensions apparurent et les autorités communistes pensèrent introduire la loi martiale. Mais le gouvernement hésitait, espérant une certaine fatigue sociale. L’année suivante, une guerre civile semblait menacer.

Le général aux lunettes sombres

Bientôt, un groupe d’officiers de haut rang du KGB et d’autres militaires soviétiques vinrent porter main forte au régime communiste polonais pour préparer une réaction. En octobre 1981, à la demande de Moscou, Wojciech Jaruzelski (1923-2014) fut nommé premier secrétaire du Comité central du parti (PZPR).

Loi martale
Général Jaruzelski, 1981.
Général Jaruzelski
Général Jaruzelski, 1980s.

Jaruzelski était issu d’une famille noble polonaise. Son grand-père avait participé à l’Insurrection de Janvier 1863 contre la Russie tsariste et fut déporté en Sibérie pendant 8 ans. En 1941, c’est l’Armée rouge qui arrêta la famille Jaruzelski. Tandis que son père était expédié dans un Goulag sibérien, Wojciech, sa mère et sa sœur furent envoyés dans une colonie forestière des montagnes de l’Altaï. Il travailla ainsi comme bucheron dans la taïga et contracta une cécité des neiges qui endommagea sa vue de façon irréversible. C’est pour cette raison qu’il arborait souvent des lunettes noires caractéristiques.

Le père de Jaruzelski mourut bientôt. Wojciech devint ainsi soutien de famille. Après avoir étudié dans une école d’officiers soviétiques, il rejoignit l’Armée populaire polonaise. Une carrière fulgurante dans le contre-espionnage et l’administration de la formation militaire lui permit de ravir le grade de général dès l’âge de 33 ans. Nommé chef d’état-major de l’Armée polonaise en 1965, puis ministre de la Défense nationale en 1968, Jaruzelski n’hésita pas à engager la répression violente de la crise sociale de 1970.

Des tanks dans les rues

En ce dimanche 13 décembre 1981, l’établissement de l’état de siège mobilisa environ 70,000 soldats de l’Armée populaire polonaise. 1750 tanks et 1900 autres véhicules militaires furent positionnés dans les rues. Dès minuit, les unités de la milice ZOMO avaient lancé sur l’ensemble du territoire national l’arrestation des militants de Solidarność. Le syndicat était désormais interdit.

État de siège
Loi martiale 1981: Tanks dans les rues.

La Pologne faisait face à environ 200 grèves dans des usines, des aciéries et des mines. La répression dans les houillères de Haute-Silésie fut particulièrement meurtrière. Le 16 décembre 1981, la police tua ainsi à l’arme à feu neuf mineurs à Wujek.

La loi martiale fit au total probablement une centaine de morts. Environ 10,000 personnes furent emprisonnées ou internées. Lech Walesa fut placé en résidence surveillée. Jaruzelski déploya tous les moyens pour subordonner de nouveau la Pologne au contrôle de Moscou. L’appareil de sécurité enchaina arrestations, violences physiques et assassinats.

Malgré la fermeture des frontières, les évasions vers l’Ouest se multiplièrent.

Le colonel Kuklinski

Le président américain Ronald Reagan convoqua une réunion du Conseil de sécurité nationale dès l’instauration de loi martiale en Pologne. Les Américains et leurs alliés appelèrent à la libération des prisonniers et au retour de l’Armée polonaise dans les casernes. Les alliés désignèrent l’Union Soviétique comme le vrai responsable de l’instauration de l’état de siège. Les Américains introduisirent des sanctions économiques à son encontre.

Mais ils n’entreprirent aucun mouvement militaire, car ils savaient que l’Armée rouge n’interviendrait pas en Pologne. Ils en avaient été informés par Ryszard Kuklinski, colonel polonais et agent de renseignement de la CIA.

Ryszard Kuklinski
La dernière carte d’identité militaire du colonel Kukliński

Entre 1971 et 1981, Ryszard Kuklinski avait transmis à l’Ouest plus de 40,000 pages de documents. Ils comprenaient notamment les données techniques d’armes soviétiques, le positionnement des unités antiaériennes en Pologne et en RDA, les méthodes utilisées par l’Armée rouge pour tromper les satellites espions. Ils concernaient aussi le projet de loi martiale.

Peu avant son introduction, le colonel Kuklinski fut évacué de Pologne par des officiers de la CIA. Quelques jours plus tôt, un Londonien ressemblant beaucoup au colonel était arrivé à Varsovie. C’est avec son passeport et sous le pseudonyme de Jack Strong que Kuklinski quitta la Pologne sur British Airways. Après un court séjour à Londres, il rejoignit une base aérienne américaine en République Fédérale d’Allemagne. Mais le colonel paya le prix fort, puisque pour se venger, les Soviétiques assassinèrent ses deux fils.

Ryszard Kuklinski
Le colonel Ryszard Kukliński et le pape Jean-Paul II, 1994.

Diplomatie du gazoduc

En arrière-plan, un autre dossier compliqua l’intervention diplomatique des alliés.

Depuis 1980, la France et la RFA négociaient un doublement des fournitures de gaz sibérien à l’Europe, contre l’avis des États-Unis. Les premiers contrats furent néanmoins signés en octobre 1981. Ils incluaient la participation de sociétés européennes, dont des filiales de sociétés américaines, à la construction d’un gazoduc.

Les sanctions économiques américaines auraient dû stopper le projet. Mais le Conseil européen refusa de les appliquer. L’administration américaine durcit le ton en révoquant les licences d’exportations de sociétés européennes. Cette décision finit toutefois par représenter un inconvénient pour l’économie américaine elle-même et Reagan leva les sanctions en novembre 1982, prenant prétexte de la libération de Lech Walesa.

Pèlerinage papal

En juin 1983, Jean-Paul II fit un pèlerinage en Pologne. Les communistes avaient longtemps tenté de l’éviter. Le pape venait de subir deux tentatives d’assassinat, le 13 mai 1981 à Rome, puis le 12 mai 1982 à Fatima. Des foules de Polonais l’ovationnaient. La devise du pèlerinage était : « Paix à Toi, Pologne, ma patrie ». Le Pape appela au respect des droits de l’homme et à la victoire morale de la nation. L’homélie de Jean-Paul II sur la condamnation de la guerre s’inscrivait dans le contexte polonais, mais s’adressait principalement à Washington et à Moscou.

Pèlerinage papal, 17 juin 1983, Varsovie.
Pèlerinage papal, 17 juin 1983, Varsovie. Muzhp.pl.

Au cours du pèlerinage, une rencontre non officielle réunit Jean-Paul II et Lech Walesa. Elle légitimait les valeurs de Solidarność. Quelques mois plus tard, Walesa reçut le prix Nobel de la Paix.

Le mérite du pèlerinage fut de donner l’opportunité à l’équipe de Jaruzelski de restaurer une relation avec l’Occident.

Les autorités communistes décidèrent d’une large amnistie des prisonniers politiques. Ils firent d’autres gestes de bonne volonté. Et finalement la loi martiale fut officiellement levée le 22 juillet 1983.

Mais le pouvoir ne sut pas renouer le dialogue avec l’opposition. Les activités anticommunistes de Solidarność se poursuivirent dans la clandestinité, à l’image de son aumonier, le père Popieluszko, assassiné en 1984 par la police secrète du régime.

Popieluszko
Łukasz Korolkiewicz: Démons. 1987. Huile sur toile. 121 x 181 cm. Musée National de Varsovie.

Tentative de justification

Le général Jaruzelski dit un jour à propos du colonel Kuklinski : « S’il était un héros, qui étions-nous? ».

Après la chute du bloc communiste en 1989, le général Jaruzelski expliqua que l’état de siège constituait un « moindre mal » face à la menace d’une intervention de l’Armée rouge. D’anciens communistes maintiennent toujours aujourd’hui que des tanks soviétiques stationnaient à la frontière, prêts à intervenir de manière encore plus brutale.

Selon des documents conservés à l’Institut de la mémoire nationale (IPN), il apparaît que ni le Pacte de Varsovie ni l’Union soviétique n’avaient prévu une telle intervention. Moscou semblait préférer exercer une pression sur les autorités polonaises pour qu’elles résolvent elles-même le problème. Mais nous ignorons ce qu’il serait advenu si l’influence de Solidarność avait continué de croître au détriment du pouvoir du Parti communiste.

La République populaire de Pologne (1952 – 1989) fit le malheur de ses citoyens. L’idéologie communiste ruina la société, l’économie et la culture polonaises. La loi martiale et le visage austère du général aux lunettes sombres en restent les tristes symboles.

L’homme contre le système

Les gouvernements en Europe de l’Ouest craignaient un conflit avec l’URSS. Mais les réactions des citoyens et des syndicats non communistes occidentaux furent vives, notamment en France. L’attitude des Français était en effet clairement favorable à Solidarność. Plus d’un million de personnes participèrent à des manifestations et des rassemblements. Une aide caritative importante fut mobilisée. Les dons privés permirent d’acheminer un grand nombre de colis alimentaires en Pologne, principalement par le biais de l’Église.

Pendant la loi martiale, le peintre Lukasz Korolkiewicz participa à des manifestations de rue. Il tenta d’en garder la mémoire par la photographie. Sa peinture cherchait à capter l’expérience de l’homme. L’artiste se rapprochait de la Nouvelle figuration, un courant du début des années 1960. Engagé politiquement et opposé à l’art abstrait, il fit la transition entre le Réalisme socialisme et la Figuration narrative.

Zbylut Grzywacz (1939 – 2004) fut un autre artiste engagé pendant l’état de siège. Le 12 décembre 1981, des agents de la police secrète enfoncèrent la porte de son appartement de Cracovie. Interné pendant deux semaines, Grzywacz évoqua son séjour en prison par des peintures.

loi martiale
Zbylut Grzywacz: De la série Printemps 1982. Huile sur panneau. 50 x 40 cm. Musée d’art de Łódź.

Dès la mort de Staline, les représentants polonais de la Nouvelle figuration participèrent à la création d’un art indépendant et critique envers le système communiste. Ils contestaient la propagande et la manipulation de la société. Leurs peintures ne sont pas seulement un témoignage de la période communiste en Pologne. Elles ont une dimension universelle et intemporelle : la gestion du pouvoir par des hommes sur d’autres hommes.


Bibliographie:

. Dr hab. Antoni Dudek: Wprowadzenie stanu wojennego (online, accès: grudzień 2020), Muzhp.pl.

. Niedoceniany filar naszej wolności (online, accès: grudzień 2020), Muzhp.pl.

. Od czasów Reagana do Nord Stream 2. Jak rosyjskie projekty dzieliły Europę (online, accès: grudzień 2020), Biznesalert.pl.

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