Culture,  Peinture

L’autobus rouge de Linke

Entre la Seconde Guerre mondiale et la chute du mur de Berlin en 1989, l’Union soviétique imposa le joug du communisme à la Pologne. Pendant près d’un demi-siècle, des politiciens affiliés à Moscou gouvernèrent ainsi la dénommée République Populaire de Pologne (PRL). Une peinture sur toile de Bronislaw Wojciech Linke (1906-1962), intitulée « Autobus », est certainement l’une des œuvres d’art les plus symboliques de cette période. Elle illustre en effet le sort mortifère d’une société polonaise en état de désintégration.

L’engagement

Linke naquit en 1906 à Dorpat (Tartu aujourd’hui), alors dans l’Empire russe, considérée comme la capitale culturelle historique de l’Estonie. Son père y était un avocat influent de la communauté polonaise. Orphelin à huit ans, Bronislaw fut le témoin de scènes terrifiantes à l’occasion de la révolution bolchevique, l’invasion allemande, puis la lutte pour l’indépendance estonienne. L’enfant prenait des notes et dessinait ce qu’il observait. Ce dur apprentissage de la vie établit certainement le fondement à la fois engagé et pessimiste de l’esprit artistique de Linke.

En 1919, il fut rapatrié avec sa famille à Kalisz en Pologne désormais indépendante. L’adolescent devait travailler dans des usines de la région pour aider ses proches. En parallèle, à partir de 1922, Bronislaw commença à prendre des cours de dessin. Deux ans plus tard, il poursuivit ses études artistiques à Cracovie, puis à l’École des Beaux-arts de Varsovie. En 1933, il reçut une bourse pour partir étudier à Paris. Mais il fut contraint d’abandonner ce projet pour rester auprès de sa première femme, atteinte d’une grave maladie, qui décéda en 1936.

Linke débuta alors une carrière de graphiste de presse. Ses illustrations abordaient des questions sociales et culturelles, notamment l’hypocrisie de la bourgeoisie et la pauvreté du prolétariat. Avec son ami artiste Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), il effectua un séjour marquant en Silésie. Il en tira une série de dessins très critiques sur l’industrie minière, reflétant sa vision alarmiste d’un progrès technique déshumanisant la société.

Les pierres hurlent

Ses caricatures de Hitler lui valurent d’être listé parmi les artistes ennemis du Troisième Reich. Remarié avec Anna Maria Zajdenmann, fuyant la persécution nazie en septembre 1939, il s’enfuit avec sa belle-famille à Lwow dans l’Est du pays, avant d’être exilé à Orsk dans l’Oural de 1942 à 1946.

Après la guerre, Linke et sa famille s’installèrent à Varsovie. Entre 1946 et 1954, l’artiste réalisa sa série la plus connue, intitulée « Kamienie krzyczą » (Les pierres hurlent). Le projet consistait à animer des ruines monumentales en empathie avec la population de la capitale polonaise dévastée par la guerre.

Varsovie
Bronisław Wojciech Linke: « El Mole Rachmim », du cycle « Les pierres hurlent ». 1946. Aquarelle, gouache. 85 x 44 cm. Musée National de Varsovie.

Dans la Pologne communiste, le style cru de l’artiste contredisait la doctrine réaliste socialiste. Sa vision morbide et pessimiste de la société dérangeait la propagande. Son œuvre inspirait hostilité et controverse. Rarement exposé, Linke persista à utiliser le peu de liberté dont il disposait pour critiquer cette réalité qu’il haïssait.

En 1955, après trois ans de travaux, les autorités varsoviennes inaugurèrent le Palais de la Culture et des Sciences, présenté comme un « don des peuples de l’URSS ». Financé par l’Union soviétique, le gratte-ciel de 42 étages se voulait le symbole du pouvoir communiste. La plupart des habitants de la capitale polonaise le surnommaient ironiquement « le cadeau de Staline ». Ils aimaient aussi répéter une plaisanterie à la mode dans les années 1960 : « le seul habitant heureux de Varsovie est le gardien du palais de la Culture… car quand il se met à sa fenêtre, il est le seul à ne pas le voir ».

Varsovie
Photo: Palais de la Culture et des Sciences, 1955 (NAC).

Un portrait de société

Dans cette atmosphère surréaliste et délétère, Linke entreprit de représenter un portrait sociétal en entassant des dizaines de personnages dans un autocar. Son œuvre majeure, sobrement intitulée « Autobus », exprime ainsi le diagnostic pessimiste d’une République Populaire de Pologne faisant face aux multiples vices qui s’en sont emparé. Le tableau ne se veut ni une satire, ni une caricature facile, mais le reflet de l’état d’esprit d’une société figée et tourmentée.

Linke souligne la désintégration sociale par la décomposition progressive des corps de certains passagers. Le sol boueux et l’atmosphère brumeuse renforcent le sentiment de désolation. Le cadrage serré accentue l’impression de claustrophobie de la scène.

Bronislaw Wojciech Linke
Bronisław Wojciech Linke » L’Autobus. 1959-61. Huile sur toile. 134 x 178,5 cm. Musée National de Varsovie.

« Autobus » ne peut pas être saisi d’un seul regard. Son contenu dense et structuré amène l’attention d’un sujet à un autre, d’une manière presque narrative. La dimension littéraire du tableau fait d’ailleurs échos au thème de la danse morbide de la pièce de théâtre dramatique « Les noces » (1901) de Stanislaw Wyspianski, ancrée dans l’imaginaire polonais. Les deux œuvres dressent un panorama de la société polonaise mettant l’accent sur ses handicaps et son impuissance. Leurs personnages sont léthargiques et se laissent entraîner vers l’inconnu sans résistance.

Les protagonistes

Le chauffeur du bus, un mannequin en bois sans tête, tient un volant qui semble se décomposer. Derrière lui, l’image d’Hitler fait échos, au fond de l’autocar, au fantôme de Staline. La présence des deux dictateurs, les yeux fermés, rappellent leurs rôles dans la dégénérescence de la société.

Bronislaw Wojciech Linke
Bronisław Wojciech Linke: L’Autobus. 1959-61. Détail.

Chacun des passagers a une signification métaphorique. Un enfant tourmente un chat en le tenant par la queue. Derrière, un jeune homme en uniforme tient un casque percé entre ses bras. A ses côtés, un communiant à la tête en forme de citron porte une médaille autour du cou et un cierge à la main. Puis un personnage revêt un masque à gaz sous un casque de cosmonaute, protégé par une tente militaire de protection contre les radiations. Un prêtre moustachu a des pièces de monnaie à la place des yeux. Un peu plus loin, un homme au pull jaune lit un journal d’où le fantôme d’une créature hurlant semble s’échapper. Devant lui, un bureaucrate sans tête est assis sur une pile de papiers, tandis qu’un vieillard s’accroche à un mannequin dénudé.

Au fond du bus, un ivrogne au bonnet cracovien voit son corps remplacé par une bouteille d’alcool sous un manteau traditionnel beige. Une pauvre femme avec une écharpe autour de la tête tient fermement une miche de pain moisi dans les bras. Un cafard médaillé est assis sur une silhouette répugnante qui pourrait figurer un ange déchu.

Issue de secours

Au premier plan, un homme au visage rougi et plus confortablement installé esquisse un bras d’honneur aux horreurs de la guerre. Assis à ses côtés, un couple de jeunes gens, habillés presque normalement, semblent essayer de survivre avec sérénité au voyage. Il est possible que l’artiste se soit ainsi représenté avec sa femme.

Bronislaw Wojciech Linke
Bronisław Wojciech Linke: L’Autobus. 1959-61. Détail.

A leur suite, une femme et son enfant, tous deux dénudés. Tous les personnages du tableau ferment les yeux, semblant rêver ou être impuissants. Tous sauf un : l’enfant sur les genoux de la mère, qui semble faire signe au spectateur à travers une vitre de l’autobus. Celle-ci porte une inscription en français, « Issue de secours », qui devient ici une métaphore : l’enfant a la vie devant lui, il a une chance de voir le système changer, … ou de fuir au delà du rideau de fer.

Les autocars Chausson

Linke représenta la scène dans un autobus de la marque Chausson. Dès les années 1947-1949, le gouvernement communiste de la République Populaire de Pologne acheta en effet environ deux cents de ces véhicules auprès de la Société Anonyme des Usines Chausson, entreprise française ayant fabriqué des autocars entre 1942 et 1959. La marque fut aussi retenue par la RATP dans les années 1950.

Avec leur couleur rouge accrocheuse, les bus se voulaient un symbole de la reconstruction de la capitale polonaise après la dévastation de la guerre. En remplaçant camions et carrioles, le réseau de transport public aurait pu sembler un luxe. En pratique, les autocars étaient bondés, et leur image fut ainsi plutôt associée au calvaire quotidien des citoyens se rendant au travail. Les derniers autobus Chausson furent retirés de Varsovie en 1969, et de Paris en 1976. Ils illustrèrent des cartes postales et apparurent dans de nombreux films polonais de l’ère communiste.

Varsovie
Photo: Bus Chausson à Varsovie, 1947 (NAC).

L’autobus rouge

En 1952, l’acteur et chanteur Andrzej Bogucki interpréta « Czerwony autobus » (L’autobus rouge), une chanson joyeuse et moqueuse, dont le pianiste Wladyslaw Szpilman, rendu célèbre par le film de Roman Polanski, composa la musique. Elle compta parmi les refrains les plus populaires des années 1950. Elle décrit un citoyen modèle de la République Populaire de Pologne : profitant d’un trajet matinal en bus pour rejoindre un travail peu rémunéré, le modeste ouvrier se contente du sourire d’une jeune fille inconnue. La chanson porte en elle le même optimisme obligatoire qui prévalait lors des cérémonies communistes officielles. Elle était diffusée quotidiennement à la radio alors que la censure politique n’en saisissait pas la satire. C’est ce titre qui inspira à Linke sa toile « Autobus ».

Le bus rouge court dans les rues de ma ville (…)
Le bus rouge avec des gens dedans, même chacun de vous
Tout le monde a l’air de voir sa ville pour la première fois

Andrzej Bogucki i Chór Czejanda – Czerwony autobus (TVP 1961) – YouTube

L’œuvre de Linke fut à son tour une source d’inspiration pour le poète et chanteur Jacek Kaczmarski (1957-2004), surnommé le « barde de Solidarnosc » pour son engagement politique contre le régime communiste. Il fut l’auteur-interprète en 1980 d’un titre dédié au tableau « Cannibalisme », puis, trois ans plus tard, d’un populaire « Autobus ».

Varsovie
Photo: Chausson à Varsovie. D. Kobielski, Z. Siemaszko: Varsovie. Ville et peuple. Maison d’édition Arkady, 1968.

Bibliographie:

. Marek Hendrykowski: Autobus Linkego jako parodia PRL. Studium intertekstualne. Images vol. XIV/no. 23 Poznań 2014 ISSN 1731-450x.

. Piotr Rypson: Którędy po sztukę – odc. 76 Bronisław Linke (online), (accès 26.10.2022) Telewizja Polska S.A. Vod.tvp.pl.

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